Revirement de jurisprudence : notion et rétroactivité

LE REVIREMENT DE JURISPRUDENCE ET LA QUESTION DE LA RÉTROACTIVITÉ 

Le revirement de jurisprudence correspond au changement d’interprétation d’une règle de droit par une juridiction, en particulier la Cour de cassation ou le Conseil d’État. Il intervient lorsque les juges décident d’abandonner une solution précédemment établie et d’adopter une nouvelle interprétation. Ce changement peut avoir des conséquences significatives, notamment sur la question de la rétroactivité, car le revirement s’applique souvent à des situations passées.

Qu’est-ce qu’un revirement de jurisprudence ?

Un revirement de jurisprudence se produit lorsque les juges, en particulier ceux de la Cour de cassation, changent leur interprétation d’une règle de droit qu’ils avaient précédemment établie. Cela se traduit par un abandon d’une solution juridique considérée comme acquise, pour adopter une nouvelle interprétation. Ce phénomène peut avoir des conséquences importantes sur l’application du droit, notamment en rendant obsolète certaines positions juridiques antérieures sur lesquelles les avocats pouvaient baser leurs arguments.

Pourquoi un revirement de jurisprudence ?

Les juges ne sont pas immuables dans leurs positions, et plusieurs facteurs peuvent entraîner un revirement :

  • Évolution des situations sociales et économiques : La société évolue, et les règles de droit doivent parfois s’adapter à de nouvelles réalités. La Cour de cassation peut ainsi estimer qu’une règle, autrefois pertinente, ne correspond plus aux besoins actuels.
  • Influence d’autres juridictions : La Cour de cassation peut être influencée par la jurisprudence de cours internationales (comme la Cour européenne des droits de l’homme) ou d’autres juridictions, ce qui peut entraîner une modification de sa propre interprétation.
  • Changements internes : Le renouvellement des juges au sein de la Cour peut aussi amener des interprétations différentes, reflétant des approches juridiques nouvelles.

Caractéristiques d’un revirement

  • Brutal ou progressif : Souvent, le revirement est brutal, avec un changement soudain de la solution antérieure. Toutefois, il peut être précédé de décisions intermédiaires qui annoncent progressivement le changement.
  • Rareté : Les revirements de jurisprudence sont peu fréquents, environ une fois par an, car ils impliquent une réévaluation profonde des règles établies.
  • Justification non systématique : Il arrive que la Cour de cassation ne justifie pas explicitement les raisons de son revirement, laissant aux juristes le soin de déceler les motifs à travers les décisions.

En somme, le revirement de jurisprudence est un phénomène inévitable dans le système judiciaire, reflétant la capacité d’adaptation du droit aux évolutions de la société et des courants juridiques.

La question de la rétroactivité

Le problème majeur posé par un revirement de jurisprudence est celui de la rétroactivité. Par principe, toute décision de justice est rétroactive car elle s’applique à des faits antérieurs au jugement. Toutefois, dans le cas d’un revirement, cela peut créer une situation d’insécurité juridique, car les parties se voient appliquer une nouvelle règle qu’elles ne pouvaient anticiper au moment des faits. Cela signifie que des situations passées sont jugées selon une nouvelle interprétation du droit.

 

Exemple de rétroactivité

Les revirements de jurisprudence sont particulièrement complexes lorsqu’ils s’accompagnent d’une rétroactivité, appliquant une nouvelle interprétation à des faits antérieurs à la décision. Voici deux exemples notables pour illustrer cette dynamique :

1. L’hypothèse du transsexualisme

Pendant un certain temps, la Cour de cassation refusait de permettre la modification de l’état civil d’une personne transgenre, au motif du principe d’indisponibilité de l’état des personnes, selon lequel l’état civil ne peut être modifié selon la volonté individuelle. La Cour estimait alors que le refus ne portait pas atteinte au droit à la vie privée.

Cependant, en 1992, un revirement de jurisprudence est intervenu. La Cour de cassation a modifié sa position en invoquant le droit au respect de la vie privée. Elle a jugé qu’il était nécessaire que l’état civil d’une personne corresponde à son apparence physique, permettant ainsi aux personnes transgenres de modifier leur état civil après une opération. Ce revirement a eu un effet rétroactif, s’appliquant à toutes les situations similaires, quelle que soit la date de la transformation physique.

2. L’arrêt du 17 octobre 1998 et la responsabilité médicale

Dans une autre affaire de revirement de jurisprudence, la Cour de cassation a modifié sa position en 1998 sur l’obligation d’information des médecins. Initialement, en 1974, il n’était pas obligatoire pour un médecin d’informer en détail une patiente des risques graves d’un accouchement par voie basse. Cependant, en 1998, la Cour a établi qu’un médecin devait informer ses patients de tous les risques graves, même s’ils sont rares.

Dans un litige survenu en 2001, concernant un accouchement en 1974, un enfant devenu adulte a poursuivi le médecin pour manquement à son obligation d’information. Les juges du fond ont d’abord rejeté la demande, en se basant sur la règle en vigueur en 1974, mais la Cour de cassation a censuré cette décision. Elle a déclaré que l’évolution jurisprudentielle devait s’appliquer rétroactivement, affirmant qu’une interprétation d’une norme ne doit pas varier selon l’époque des faits considérés.

plusieurs revirements de jurisprudence importants ont marqué l’évolution du droit en France. Voici quelques exemples notables :

3. Preuve obtenue de manière déloyale (2023)

Le 22 décembre 2023, la Cour de cassation a opéré un revirement majeur en matière de preuve civile, en admettant la possibilité d’utiliser des preuves obtenues de manière déloyale, sous certaines conditions. Cela marque la fin d’un principe de rejet systématique des preuves illicites ou déloyales dans les procédures civiles, en faveur d’une balance entre le droit à la preuve et les autres droits fondamentaux (ex. vie privée). Ce changement rapproche le droit civil des pratiques en droit pénal, où l’utilisation de preuves déloyales est déjà admise dans certaines circonstances​   Dalloz Etudiant       Péchenard & Associés | Law Firm Services

4. Responsabilité médicale pour manque d’information (2019)

En 2019, la Cour de cassation a modifié sa jurisprudence en matière de responsabilité médicale concernant le manque d’information sur les risques liés à une intervention. Désormais, le médecin est tenu de prouver qu’il a bien informé son patient des risques, et non l’inverse. Ce revirement renforce les droits des patients et place un fardeau accru sur les professionnels de la santé pour démontrer leur respect de l’obligation d’information​   Dalloz Actualité

3. Droit de rétractation dans les promesses de vente unilatérales (2021)

En juin 2021, la Cour de cassation a révisé sa position concernant les promesses unilatérales de vente. Initialement, un promettant pouvait librement se rétracter tant que le bénéficiaire n’avait pas levé l’option d’achat. Le nouveau revirement stipule que la rétractation est inefficace, obligeant le promettant à honorer sa promesse dès lors qu’elle a été émise​    Actu-Juridique

4. Loyauté des relations de travail et surveillance des salariés (2015)

En matière de droit du travail, la Cour de cassation a en 2015 renforcé les exigences de loyauté dans la surveillance des salariés. Dans une série d’arrêts, elle a précisé que les preuves obtenues par des moyens de surveillance non préalablement portés à la connaissance des salariés ne pouvaient être utilisées contre eux, sauf exceptions strictes​  Péchenard & Associés | Law Firm Services

5. Conditions de travail et harcèlement moral (2020)

En 2020, la Cour de cassation a élargi la définition de harcèlement moral en droit du travail. Désormais, un comportement n’a pas besoin d’être intentionnel pour être qualifié de harcèlement moral ; il suffit que le comportement ait un effet dégradant sur les conditions de travail d’un salarié. Ce revirement a étendu la protection des travailleurs contre des comportements abusifs, même involontaires​    Actu-Juridique

6. Nullité des clauses de non-concurrence abusives (2017)

En 2017, la Cour de cassation a révisé sa jurisprudence en matière de clauses de non-concurrence dans les contrats de travail. La nouvelle position permet aux juges de déclarer nulles les clauses trop restrictives qui ne respectent pas un équilibre entre les droits des employeurs et ceux des salariés, sans que l’employeur puisse modifier la clause a posteriori​

 

Conséquences de la rétroactivité

Le problème principal soulevé par cette rétroactivité est qu’elle génère une forme d’insécurité juridique. Dans les deux exemples ci-dessus, les professionnels concernés (transsexuels pour l’état civil ou médecins pour l’obligation d’information) ne pouvaient pas anticiper les changements de jurisprudence. Le revirement rétroactif impose une nouvelle règle pour juger des faits antérieurs, ce qui peut surprendre et pénaliser les individus concernés.

En revanche, cette rétroactivité peut aussi être vue comme un progrès juridique, garantissant que les droits fondamentaux des individus, comme le respect de la vie privée ou l’obligation d’information en médecine, soient mieux protégés.

Difficultés liées aux revirements de jurisprudence

Le revirement de jurisprudence soulève plusieurs questions délicates, notamment sur la rétroactivité et les implications pour les justiciables, ainsi que sur le rôle du juge dans la création de règles de droit.

1. Rétroactivité et insécurité juridique

Le revirement de jurisprudence est rétroactif par nature, car il implique une nouvelle interprétation d’une règle de droit qui s’applique à des faits antérieurs à la décision du juge. Cette rétroactivité peut entraîner des situations d’insécurité juridique, comme dans le cas du médecin qui, en 1974, ne pouvait pas anticiper une obligation d’information qui ne serait établie qu’en 1998. Il en découle que les personnes concernées ne peuvent se prévaloir d’une jurisprudence figée, même si la règle en vigueur au moment des faits leur semblait acquise.

La Cour de cassation privilégie souvent la qualité juridique du revirement, estimant que le progrès du droit justifie l’insécurité qui peut en découler. En d’autres termes, la protection des droits des justiciables, comme dans l’exemple des patients mieux informés, l’emporte sur la stabilité juridique pour des raisons d’équité et de justice sociale.

2. Problème de création de droit par le juge

Théoriquement, dans le système juridique français, le juge n’est pas censé créer de règles de droit, ce rôle étant réservé au législateur. Toutefois, par ses décisions, la Cour de cassation façonne la jurisprudence, ce qui constitue en réalité une création de droit. L’interprétation rétroactive de la loi par les juges souligne ce paradoxe : bien que la loi reste inchangée, son interprétation peut profondément modifier son application, entraînant une nouvelle règle de droit de facto.

Cette situation amène certains juristes à critiquer le fait que la modulation dans le temps d’un revirement, c’est-à-dire la possibilité de rendre un revirement non rétroactif pour protéger des intérêts légitimes, pourrait s’apparenter à la création d’arrêts de règlement, interdits par l’article 5 du Code civil. Les arrêts de règlement sont des décisions générales, valables pour des litiges futurs, ce que la Cour ne peut faire en théorie. Mais la modulation temporelle d’un revirement peut apparaître comme un moyen pour le juge d’adapter le droit à une situation donnée, tout en respectant les enjeux de sécurité juridique.

3. Modulation des effets du revirement

Un groupe de travail de la Cour de cassation a émis des recommandations concernant la possibilité de moduler les effets d’un revirement de jurisprudence. Selon ce rapport, bien que le principe reste la rétroactivité des décisions, il peut être envisagé d’exclure la rétroactivité dans certaines situations, notamment lorsque le revirement porte atteinte à des intérêts légitimes. Dans ces cas, la Cour de cassation pourrait décider que le revirement ne s’applique qu’aux litiges futurs, afin de préserver la sécurité juridique des justiciables concernés par des règles anciennes.

4. Limites et critiques

La possibilité de moduler les effets dans le temps reste controversée. D’un côté, elle permet de concilier la nécessité d’une évolution du droit avec la protection des droits des justiciables. De l’autre, elle soulève des critiques doctrinales, notamment sur l’éventuelle violation du principe du procès équitable et sur la question de savoir si la Cour de cassation ne se transforme pas, par cette pratique, en un organe législatif déguisé.

En conclusion, le revirement de jurisprudence est un outil inévitable pour l’évolution du droit, mais il génère des tensions entre sécurité juridique et progrès du droit. La rétroactivité demeure la règle, avec des exceptions en cas de modulation justifiées par la protection d’intérêts légitimes. La question de la conformité de cette pratique avec l’article 5 du Code civil reste en débat, mais la Cour de cassation semble s’orienter vers une approche nuancée et évolutive pour concilier ces enjeux.

 

Arrêt important du 21 décembre 2006

L’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 21 décembre 2006 marque une étape importante dans la gestion des revirements de jurisprudence et leur modulation dans le temps. Cette affaire portait sur la publication d’un article dans un journal en 1996, accusant à tort un couple de maltraiter leur enfant, ce qui violait potentiellement la présomption d’innocence. Le litige portait sur l’interruption de la prescription que la Cour de cassation, en 2004, avait fixé à trois mois entre chaque acte procédural.

Dans ce cas, bien que la Cour de cassation ait maintenu sa jurisprudence de 2004 sur l’interruption de la prescription, elle a jugé qu’appliquer cette règle rétroactivement aurait privé la personne de son droit d’accès au juge et d’un procès équitable, au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). La Cour a donc décidé que la nouvelle jurisprudence ne pouvait pas s’appliquer à ce cas précis, posant ainsi un principe de modulation des effets d’un revirement de jurisprudence dans des cas où cela pourrait compromettre des droits fondamentaux.

Modulation des effets du revirement de jurisprudence

Cet arrêt a démontré que la Cour de cassation peut, dans certaines circonstances, moduler les effets d’un revirement dans le temps pour protéger des droits tels que l’accès au juge. La règle de rétroactivité des revirements, qui est le principe général, peut être ajustée lorsque le principe de sécurité juridique ou des intérêts légitimes sont en jeu.

Ce principe de modulation a été repris dans des arrêts ultérieurs, mais il reste rare et appliqué au cas par cas. En général, la rétroactivité des revirements est maintenue, notamment en raison de l’idée que le revirement contribue à un progrès du droit. Mais, comme on l’a vu dans cet arrêt de 2006, la Cour de cassation peut choisir de ne pas appliquer immédiatement la nouvelle règle si cela compromettrait l’équité du procès.

La position du Conseil d’État

Le Conseil d’État a également adopté cette approche de modulation dans le temps dans certains de ses revirements de jurisprudence, en se fondant spécifiquement sur le principe de sécurité juridique. La sécurité juridique garantit que les justiciables ne soient pas pris au dépourvu par des changements juridiques imprévus, surtout lorsqu’ils affectent leurs droits acquis ou leur capacité à exercer des recours.

Critiques et limites

La modulation des effets du revirement suscite des critiques doctrinales, notamment parce qu’elle semble conférer à la Cour de cassation un rôle de législateur, ce qui va à l’encontre de l’article 5 du Code civil interdisant les arrêts de règlement (décisions générales applicables à des litiges futurs). De plus, cette modulation est difficile à prévoir, et il n’existe pas de critères clairs permettant de savoir quand la Cour optera pour cette solution.

Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH)

Dans l’arrêt du 10 juillet 2012, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé que l’article 7 de la CEDH, qui consacre le principe de légalité des délits et des peines, interdit l’application rétroactive d’un revirement de jurisprudence en matière pénale si cela conduit à aggraver la peine. Cette position est conforme au principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères, un pilier de la sécurité juridique dans les systèmes juridiques européens.

 

En conclusion, bien que la rétroactivité reste la norme pour les revirements de jurisprudence, la Cour de cassation et le Conseil d’État reconnaissent la nécessité de moduler ces effets dans certaines circonstances exceptionnelles, notamment pour garantir le droit à un procès équitable ou préserver des intérêts légitimes. Cette modulation reste cependant rare et entourée d’incertitudes quant à ses critères d’application, ce qui laisse aux juridictions un large pouvoir discrétionnaire pour décider au cas par cas.