Technique du droit : interprétation, qualification, syllogisme

LES TECHNIQUES DE DROIT

Le droit objectif est constitué de règles qui forment un système complet et relativement mécanique. Cependant, ces règles ne sont pas toujours suffisamment précises pour s’appliquer automatiquement à chaque situation. Il arrive aussi que certaines règles se contredisent, forçant le juriste à argumenter pour convaincre le juge ou une autorité administrative d’adopter une interprétation plutôt qu’une autre.

Exemple d’application

Imaginons une clinique construite sur un terrain qui empiète sur la propriété voisine. Le voisin demande la destruction de la partie empiétant, en s’appuyant sur l’article 545 du Code civil, qui stipule que « nul ne peut être contraint de céder sa propriété ». Cependant, cet article ne s’applique pas directement à la situation litigieuse, qui concerne non pas une expropriation pour utilité publique (comme le texte le prévoit), mais un conflit entre voisins. Pour convaincre le juge, l’avocat du voisin va argumenter en faveur de l’application de cette règle, tandis que le défendeur va contre-argumenter, en affirmant que cette disposition n’est pas pertinente dans ce contexte.

3 types d’arguments :

  • Les arguments logiques

Les arguments logiques consistent à se fonder sur l’idée que le droit forme un système cohérent. Là où une règle ne prévoit pas de solution précise pour un cas litigieux, le juriste peut proposer de compléter la règle en déduisant la solution à partir des principes déjà établis. Ces arguments se basent sur une logique interne au droit, cherchant à combler les lacunes des textes juridiques existants.

  • Dans l’exemple, bien que l’article 545 traite spécifiquement de l’expropriation pour cause d’utilité publique, son ratio legis (raison d’être) est la protection de la propriété privée contre toute atteinte. L’avocat du voisin pourrait donc arguer que, même si le texte ne s’applique pas directement, il reflète un principe général de respect de la propriété, qui devrait justifier la destruction de la partie empiétante.

Ces déductions, issues d’un raisonnement logique, cherchent à ordonner la solution et sont prévisibles, car elles découlent directement des règles existantes, sans prise en compte des sentiments ou de jugements de valeur.

  • Les arguments concrets

En face des arguments logiques, les arguments concrets se fondent sur les conséquences pratiques des différentes options. Ici, l’avocat de la clinique pourrait opposer des considérations plus factuelles, en soulignant les inconvénients économiques d’une destruction de l’édifice. Il pourrait évoquer des aspects comme le coût élevé de la démolition ou la perte de valeur globale, tout en mettant en lumière l’intérêt social que représente l’activité médicale de la clinique.

L’avocat chercherait à convaincre le juge que cette solution concrète est plus avantageuse, en se détachant d’une stricte cohérence avec le système juridique. Il met en avant des arguments qui touchent aux valeurs humaines, au sens pratique, et aux conséquences économiques pour éviter une application rigide de la règle.

  • Arguments de désordre

Ces arguments basés sur les faits concrets sont parfois qualifiés d’arguments de désordre. Ils cherchent à obtenir une solution opportune et humaine sans se préoccuper de la cohérence juridique générale. Cela peut créer une tension entre la nécessité de rendre des décisions adaptées aux circonstances spécifiques et le risque de perturber l’ordre juridique en s’écartant des principes établis.

Ainsi, tandis que les arguments logiques sont axés sur la cohérence du système, les arguments concrets visent une solution pratique et immédiate, parfois au détriment de cette cohérence.

En résumé, le rôle du juriste consiste donc à équilibrer ces deux types d’arguments, en combinant des raisonnements logiques visant à respecter la cohérence du système juridique, et des arguments concrets qui prennent en compte les réalités pratiques et humaines des litiges.

SECTION 1 : LA DÉSIGNATION DE LA RÈGLE PERTINENTE

Toute démarche juridique repose d’abord sur l’identification de la règle pertinente. Cela implique un travail préalable essentiel : la qualification juridique. Ce processus permet de classer une réalité factuelle dans une catégorie abstraite du droit, ouvrant ainsi la voie à l’application des règles correspondantes.

1. La qualification juridique

La qualification consiste en une opération intellectuelle visant à rattacher une situation factuelle donnée à une catégorie juridique spécifique. Cette étape est cruciale, car elle permet de déterminer l’ensemble des règles applicables à la situation. Chaque catégorie juridique (comme le contrat, le délit, ou le bien meuble) correspond à un régime juridique particulier, c’est-à-dire un ensemble cohérent de règles prédéfinies.

  • Le rattachement à une catégorie : Une fois la qualification effectuée, la situation en question est soumise aux règles associées à cette catégorie. Ces règles s’organisent souvent sous forme de « paquets », chaque paquet regroupant des institutions spécifiques qui structurent le droit. Par exemple, la qualification d’un contrat de vente permet l’application de toutes les règles relatives à la vente dans le Code civil.

  • Le régime juridique : En définissant correctement la catégorie applicable, on précise le régime juridique sous lequel la situation sera régie. Chaque catégorie est assortie d’un régime particulier, regroupant toutes les dispositions légales applicables. Cela clarifie les droits et obligations découlant de la situation qualifiée.

  • Identification des conditions : Il est essentiel de bien maîtriser les définitions des institutions juridiques pour vérifier si les conditions spécifiques d’une situation donnée correspondent aux critères d’une catégorie. Ce processus garantit une application cohérente des règles. Cependant, même après une qualification, il peut subsister des situations où plusieurs règles semblent s’appliquer, et parfois ces règles entrent en conflit.

2. La règle applicable

La difficulté survient souvent lorsqu’il existe plusieurs règles potentiellement applicables à un même cas. Pour déterminer laquelle s’applique, deux filtres doivent être utilisés :

  • Application de la loi dans le temps : Le premier critère est de vérifier si les règles en question sont encore pertinentes d’un point de vue temporel. Cela implique d’évaluer si chaque norme est encore en vigueur et s’applique au moment des faits.

  • Hiérarchie des normes : Le second filtre est la vérification de la hiérarchie des normes. Il s’agit d’éliminer toute règle inférieure qui serait contraire à une règle de rang supérieur (par exemple, une loi ne peut être contredite par un règlement, et une norme nationale doit respecter les traités internationaux). Ce mécanisme permet de garantir que la primauté du droit est respectée.

Gestion des contradictions

Lorsque plusieurs règles subsistent après ces vérifications, et qu’elles paraissent contradictoires, le principe de la règle spéciale s’applique. Ce principe, formulé par l’adage « specialia generalibus derogant », stipule que la règle spéciale l’emporte sur la règle générale. Cela signifie que si une règle générale s’applique à une catégorie abstraite, mais qu’une règle spécifique traite d’un aspect particulier de cette catégorie, cette dernière doit prévaloir. Le législateur peut en effet estimer qu’il est nécessaire de déroger à la règle générale dans des cas spécifiques.

  • Domaine de la règle spéciale : La règle spéciale a un domaine d’application plus restreint que la règle générale. Elle précise les dispositions applicables à des situations particulières, souvent jugées trop spécifiques pour être régies par des règles générales. Par exemple, dans le droit des contrats, des règles générales existent, mais des règles spéciales s’appliquent aux contrats de travail, contrats d’assurance, etc.

  • Distinction avec la règle d’exception : Contrairement à la règle d’exception, qui déroge à un principe pour créer une situation exceptionnelle, la règle spéciale affine et précise le principe dans un contexte particulier. La règle d’exception est donc une dérogation temporaire, tandis que la règle spéciale est une précision permanente pour des situations spécifiques.

Ainsi, la désignation de la règle pertinente dépend d’une combinaison de qualification juridique, de vérification dans le temps, de hiérarchie des normes, et d’une analyse des spécificités des règles applicables. L’ensemble de ces étapes garantit une application du droit qui est à la fois rigoureuse et adaptée à chaque situation particulière.

 

SECTION 2 : L’INTERPRÉTATION DE LA RÈGLE PERTINENTE

Les arguments logiques pour l’interprétation du droit reposent sur des principes fondamentaux, souvent formulés sous forme d’adages. Ces maximes juridiques visent à guider l’interprète du droit dans l’application de la règle et à assurer une cohérence entre la raison d’être de la loi et son application.

  • « Cessante ratione legis, cessat lex » : Cet adage, le plus essentiel, signifie que toute règle est justifiée par sa raison d’être. Ainsi, si cette raison disparaît, la règle cesse de s’appliquer. Cela permet de limiter la portée d’une loi lorsque les circonstances qui justifiaient son adoption ne sont plus pertinentes.

  • « Ubi eadem ratio, idem jus » : Là où il y a une raison identique, la solution juridique doit être la même. Ce principe garantit l’uniformité des décisions, en imposant de traiter de manière égale des situations qui partagent la même cause ou justification.

  • « Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus » : Lorsque la loi ne fait pas de distinction, il est interdit à l’interprète de le faire. Cet adage impose de respecter la lettre de la loi, et d’éviter d’ajouter des nuances ou conditions que le texte n’a pas prévues.

  • « Specialia generalibus derogant » : Une règle spéciale prime toujours sur une règle générale. Ce principe est crucial lorsqu’il y a conflit entre deux normes, l’une spécifique et l’autre plus large. La règle plus ciblée s’applique, car elle est considérée comme mieux adaptée à la situation particulière.

  • « Odiosa sunt restringenda » : Les règles perçues comme odieuses ou contraires aux valeurs doivent être interprétées de manière restrictive. Par exemple, les lois qui limitent les libertés individuelles sont soumises à une interprétation stricte, car elles sont en tension avec des principes fondamentaux.

  • « Accessorium sequitur principale » : L’accessoire suit le principal, c’est-à-dire que lorsqu’une règle est subordonnée à une autre, elle doit être interprétée de la même manière que la règle principale. Cela vise à harmoniser l’application des règles qui sont connexes ou interreliées.

Ces adages constituent une série de principes d’interprétation qui aident à éclairer la règle de droit et à déterminer comment elle doit s’appliquer dans des cas particuliers. Ils assurent une application rationnelle et cohérente du droit tout en évitant les dérives arbitraires.

Un dernier adage, particulièrement significatif, est le suivant :

  • « Interpretatio cessat in claris » : L’interprétation cesse lorsque la règle est claire. Ce principe signifie que l’interprétation n’est nécessaire qu’en présence d’une ambiguïté dans le texte. Si la règle est formulée de manière explicite et sans obscurité, elle s’applique directement, sans besoin de l’interpréter. Ce principe se retrouve dans l’article 1106 du Code civil, qui établit que la clarté d’une règle exclut toute interprétation supplémentaire.

Section 3 :  Le syllogisme judiciaire : un pont entre droit et réalité

Le droit se compose de règles abstraites, tandis que la réalité est constituée de situations factuelles. Pour appliquer le droit aux faits, il est nécessaire de réduire la distance qui les sépare, en passant du général au particulier. Cette opération s’appuie sur un procédé central : le syllogisme judiciaire, également appelé syllogisme de subsomption.

Définition du syllogisme

Le syllogisme est une opération intellectuelle qui relie deux propositions grâce à un troisième élément commun, appelé moyen terme. Ainsi, si A = B et B = C, on conclut que A = C. Ce schéma de raisonnement sert de base pour résoudre des problèmes juridiques.

Le syllogisme judiciaire

Le syllogisme judiciaire est l’outil qui permet d’appliquer une règle de droit à une situation de fait. Il repose sur la constatation que la situation donnée remplit les conditions prévues par une règle de droit, ce qui conduit à appliquer la solution dictée par cette règle.

Exemple typique :
a) Tout condamné à mort aura la tête tranchée,
b) Or Louis XVI est condamné à mort,
c) Donc Louis XVI aura la tête tranchée.

La structure du syllogisme judiciaire peut être reformulée sous forme conditionnelle :
Si une personne est condamnée à mort, alors elle aura la tête tranchée.
Or Louis XVI est condamné à mort,
Donc Louis XVI aura la tête tranchée.

Les trois éléments constitutifs du syllogisme judiciaire

  1. La majeure : Elle énonce la règle de droit applicable à la situation. Elle prend une forme générale et abstraite : « Si une personne a [condition], alors elle doit [conséquence] ». Cette règle est tirée des sources du droit (lois, règlements, jurisprudence, etc.). Celui qui souhaite appliquer le droit doit d’abord rechercher la règle pertinente.

  2. La mineure : Elle consiste à confronter la situation de fait à l’hypothèse abstraite de la règle de droit. Cette étape requiert une analyse précise de la situation factuelle et de la règle juridique pour établir un lien entre les deux. La personne qui applique le droit doit commencer par constater les faits, selon les procédures légales, pour juger si la situation remplit les conditions posées par la règle.

  3. La conclusion : Après avoir confronté le fait à la règle, on détermine si la conséquence prévue par la règle doit s’appliquer à la situation. C’est ici que la règle générale est particularisée et que l’on attribue au cas d’espèce la conséquence juridique.

L’articulation du syllogisme et le jugement

Le syllogisme est à la base de la structure du jugement. Lorsqu’un juge tranche une affaire, il suit les étapes du syllogisme :

  • Les faits : Le juge présente les faits tels qu’il les a retenus après l’examen des preuves.
  • Le droit : Le juge rappelle la règle applicable et vérifie si les faits remplissent les conditions de cette règle.
  • Le dispositif : En fonction de l’analyse, le juge décide de la solution du litige en appliquant la conséquence prévue par la règle.

La confrontation des faits et de la règle : La subsomption

Lorsque la situation de fait correspond à l’hypothèse de la règle de droit, on procède à la subsomption, c’est-à-dire à la qualification juridique du fait. Ce processus implique également une interprétation de la norme pour s’assurer que la règle est correctement appliquée au cas concret.

Le syllogisme judiciaire, bien qu’il repose sur un schéma logique simple, est au cœur du raisonnement juridique. Il structure la démarche des juges et des juristes dans l’application concrète du droit, assurant ainsi une transition fluide entre la norme abstraite et la réalité des faits.

Section 4 :  L’analogie juridique

L’analogie juridique est l’un des procédés les plus anciens utilisés en droit et reste largement employée, tant par les juges que par les législateurs. Elle consiste à étendre une disposition légale applicable à un cas particulier, à un autre cas non prévu par le législateur mais présentant des similitudes sur des points essentiels. Cette extension se justifie généralement par des raisons d’équité et s’appuie sur la capacité du juge à interpréter la loi.

Notion d’analogie juridique :

L’analogie, également connue sous le nom d’argument a pari, consiste à appliquer une règle prévue pour un cas particulier à un autre cas similaire, bien que non expressément visé par la loi. Cela implique que l’on quitte le domaine d’application initialement prévu par le législateur. Le pouvoir d’interprétation du juge, notamment fondé sur l’article 1 alinéa 1 du Code civil, confère à ce dernier une grande latitude pour user de l’analogie dans la résolution de litiges. Cependant, ce pouvoir est encadré par les limites imposées par la doctrine et la jurisprudence.

Exclusion de l’analogie en droit pénal :

La Révolution française, influencée par les idées de Cesare Beccaria, a consacré le principe de la légalité des délits et des peines en 1794, excluant ainsi l’usage de l’analogie en matière pénale. En effet, dans ce domaine, il est essentiel que toute infraction et peine soient strictement prévues par la loi, évitant ainsi que des comportements non explicitement interdits soient punissables. Ce principe est toujours affirmé aujourd’hui, notamment à l’article 1 du Code pénal (CP). Cependant, dans la pratique, il arrive que le juge pénal doive raisonner par analogie pour adapter les dispositions générales aux cas particuliers. Le législateur peut même inciter le juge à recourir à ce type de raisonnement dans certains cas, à condition que cela ne conduise pas à une création juridique ex nihilo, sauf si un ordre exprès du législateur est donné.

Similitude des situations de fait :

L’usage de l’analogie repose sur l’idée que des situations de fait comparables devraient être soumises aux mêmes règles juridiques. Cette logique est résumée par l’adage « une situation de fait semblable implique la même règle juridique ». Pour établir cette similitude, le juge doit se référer à un système de valeurs lui permettant de sélectionner les caractéristiques pertinentes de chaque situation et d’ignorer les éléments sans importance. Le choix d’une analogie parmi plusieurs possibles dépend du contexte politico-social et des valeurs mises en avant à un moment donné.

L’équité comme fondement :

En Suisse, l’analogie est considérée comme un prolongement du pouvoir d’interprétation du juge, et repose sur le concept d’équité. Le droit canonique a historiquement consacré l’analogie comme une source du droit fondée sur des principes extérieurs au droit positif, visant à garantir une justice plus large. Lorsque le juge fait appel à l’équité, il dépasse parfois les strictes limites imposées par la loi pour atteindre une solution juste et équilibrée. Ce recours à l’équité s’inscrit dans un cadre plus logique lorsqu’il s’agit d’étendre la loi par l’analogie, car il permet de rendre des décisions plus adaptées aux cas non prévus.

Différentes formes d’arguments analogiques :

L’analogie juridique peut prendre plusieurs formes, allant au-delà de l’argument a pari.

  • Argument a fortiori :
    Le juge applique une règle légale ou jurisprudentielle à un cas non prévu lorsque les raisons qui ont conduit à l’adoption de cette règle dans le cas initial sont encore plus présentes dans le nouveau cas. En d’autres termes, si une règle s’applique dans une situation donnée, elle doit a fortiori s’appliquer dans une situation où les motifs de la règle sont encore plus pressants.

  • Argument a contrario :
    Le juge adopte une solution inverse à celle prévue par la loi lorsque le cas à juger est opposé à celui régulé par la disposition légale. En prenant un exemple contraire, l’argument a contrario permet au juge d’inférer la règle qui devrait s’appliquer à une situation opposée à celle envisagée par le texte.

Ces différentes formes d’analogie permettent au juge de combler les lacunes législatives, tout en s’assurant que la solution retenue est cohérente avec les principes et les valeurs qui sous-tendent l’ordre juridique.

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