Responsabilité et perte de chance, préjudice futur ou moral

La certitude du dommage est une des conditions de l’engagement de la responsabilité civile

La certitude du dommage s’oppose à son éventualité. Ainsi, je peux faire valoir un préjudice futur pourvu que celui-ci ne soit pas éventuel, i.e. qu’il ait des chances réelles et sérieuses de se réaliser. Si on envisage facilement la certitude du dommage lorsque le dommage est un préjudice matériel ou corporel, il est assez difficile ne serait-ce que de quantifier un dommage moral (et encore plus de l’estimer), d’envisager un préjudice futur, ou encore de réparer la perte d’une chance. Et pourtant, ces trois hypothèses sont prises en compte par notre droit qui se montre assez généreux sur l’admission des différents chefs de préjudice, même si vulgairement, on ne touche pas un max pour cela…

a) Le préjudice moral

Les larmes ont-elles un prix? C’est ainsi que pourrait se poser la question. Les juges ont dans un premier temps considérer que l’on ne pouvait verser de l’argent contre des larmes ou pour réparer une injure. Mais, est-ce normal de ne rien faire alors qu’on a un préjudice? Non. C’est au moins la position de la jurisprudence qui, contre mauvaise fortune bon cœur a préféré indemniser quelque chose d’inestimable plutôt que de ne rien faire et peut-être d’ouvrir la voie à des débordements.

(i) Les atteints aux attributs moraux de la personnalité

Il s’agit de tous les droits extra-patrimoniaux comme l’honneur, le nom, la vie privée, l’image etc. . La Cour de Cassation admet la réparation de ces préjudices que ceux-ci aient été causés à une personne physique (le cas de la diffamation) ou à une personne morale (une campagne de presse de dénigrement, l’inscription d’une société sur un registre des mauvais payeurs…)

(ii) Le préjudice moral provenant d’une atteinte corporelle

Subi par la victime (renvoi)

La victime qui a subi un préjudice corporel a différents préjudices moraux, e.g. le pretium doloris, le préjudice d’agrément, le préjudice sexuel, juvénile… Les préjudices moraux

Subi par les proches

Les proches ont eux aussi un préjudice lorsqu’une personne subit un dommage corporel. On appelle cela le préjudice d’affection. La Cour de Cassation a eu peur au début que tout le monde vienne à faire un procès et dise: moi aussi j’ai un préjudice d’affection!! c’est vrai finalement, lorsqu’on voit quelqu’un qu’on connaît avec la jambe dans le plâtre, on est touché… oui mais ce n’est pas une raison. Pour cela la cour de cassation établit deux barrières qui vont successivement s’effondrer:

  1. seulement en cas de mort les proches peuvent agir. Mais on aboutissait à une solution absurde: la femme d’un grabataire ne pouvait pas agir! On admit donc aussi le cas des grands handicapés, et enfin presque toutes les blessures sauf peut-être les petits bobos…
  2. la personne qui peut agir ne peut être qu’une personne suffisamment proche. On demandait au départ un lien de droit ou un lien de parenté (vision très restrictive) puis on admit que si la personne n’avait pas de lien de droit ou de parenté mais vivait sous le même toit alors elle pouvait agir. Aujourd’hui la jurisprudence est très souple pourvu qu’on rapporte un lien suffisamment solide.

b) Le préjudice futur

Le proverbe dit « le futur est incertain », et on serait bien tenté de le suivre. Mais, lorsqu’on est blessé et que l’on sait formellement que dans l’avenir notre situation ne s’améliorera pas, est-ce normal d’imposer à cette personne de faire à nouveau un procès? Est-ce même humain? La position de la jurisprudence est médiate:

Cour de Cassation, Chambre des Requêtes, 01/06/1932: s’il n’est pas possible d’allouer de dommages-intérêts en réparation d’un préjudice purement éventuel, il en est autrement lorsque le préjudice bien que futur apparaît aux juges du fait comme la prolongation certaine et directe d’un état des choses actuelles et comme étant susceptible d’estimation certaines. Autrement dit, il faut pouvoir estimer le préjudice ou sinon le préjudice n’est qu’éventuel. Ainsi, si je ne peux plus travailler, je peux faire valoir et cela est facilement estimable que je perdrais X francs.

Si le préjudice est incertain, la victime n’obtiendra rien de plus, mais si le préjudice vient à se réaliser, elle pourra faire une nouvelle action pour obtenir réparation de son dommage. La Cour de Cassation semble cautionner une pratique tout à fait favorable aux victimes: l’estimation du préjudice incertain. Par ce processus, les juges du fond disent: soit le préjudice devient certain, auquel cas il vous suffira de faire valoir celui-ci pour obtenir l’argent, soit il ne le devient pas, auquel cas vous ne touchez pas cette somme. Cette pratique est utilisée notamment en ce qui concerne la contamination par le VIH. L’apparition du SIDA par la suite est fréquent mais pas sûr, c’est pourquoi les juges estiment le préjudice si celui-ci vient à se réaliser.

c) La perte d’une chance

Là, nous sommes dans une de ces créations de la jurisprudence dont le but essentiel est de bien indemniser, d’indemniser autant que faire se peut. Le préjudice de la perte d’une chance est un moyen commode de recourir à un lien de causalité plus faible et à un préjudice moins certain mais tout cela évidemment sans le dire.

Qu’est-ce dans les faits? Nous en avions parlé au sujet des fiançailles: la fiancée qui voit son fiancé mourir avant le mariage peut faire valoir qu’elle a perdu une chance d’avoir un certain niveau de vie si elle rapporte la preuve qu’il existait une chance réelle et sérieuse que son « mari » ait une situation meilleure. C’est aussi le cas de l’avocat qui oublie d’interjeter appel dans les délais. C’est le cas de l’étudiant renversé alors qu’il se rendait à un examen, de la personne qui ne peut plus travailler et qui perd ainsi une chance d’obtenir une augmentation, bref, c’est un peut tout pourvu qu’on puisse argumenter qu’il existait une chance réelle et sérieuse.

Quelle définition nous en donne la jurisprudence? Cour de Cassation, Chambre criminelle, 06/06/1990: l’élément de préjudice constitué par la perte d’une chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu’est constaté la disparition de la probabilité d’un événement favorable (i.e. la chance) encore que par définition la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine. Trois conditions sont donc nécessaires:

  1. existence d’une chance
  2. cette chance doit être réelle et sérieuse
  3. cette chance n’existe plus par le fait ou la faute du défendeur.

Cette théorie de la perte d’une chance est employée comme un palliatif aux difficultés de preuve, et ce spécialement en matière médicale. Ainsi, dans un arrêt du 08/07/1997 de la Cour de Cassation, les juges ont eu recourt à cette technique pour indemniser une personne qui avait perdu un membre alors que celle-ci avait consulté par deux fois un médecin. Le rapport n’a pas établi la faute du médecin mais a relevé qu’il existait au moment de la première consultation une chance de ne pas perdre le membre.

Sur l’étendue de la réparation, en fait le juge va estimer le caractère certain: il y avait beaucoup de chances que… on réparera presque tout le préjudice, peu de chances mais quand même, on réparera moins. Ce qui est un peu drôle, c’est que dans le cas d’un avocat qui oublie d’interjeter appel, les juges vont être amenés à estimer les chances pour que l’appel soit accueilli…