La IIIe République et le Parlementarisme absolu

Le « Parlementarisme absolu » sous la IIIe République, Grévy 

Après l’effondrement du Second Empire en 1870, la IIIe République est proclamée dans un climat d’instabilité et de divisions politiques. Initialement conçue comme un régime parlementaire équilibré par les lois constitutionnelles de 1875, la République évolue rapidement après la crise de 1877 et l’abandon du droit de dissolution par Jules Grévy en 1879. Cette évolution conduit à un déséquilibre en faveur du Parlement, caractérisé par un parlementarisme absolu, terme popularisé par Carré de Malberg.

 

I ) La prépondérance du Parlement

Le parlement bascule et devient majoritairement Républicain contre un président qui abandonne les droits de dissolution.  

A) Les manifestations de la prépondérance parlementaire

1. La domination du Parlement

Sous la IIIe République, le Parlement s’impose comme l’organe central du pouvoir, reléguant l’exécutif à un rôle subordonné.

  • La renonciation au droit de dissolution : Jules Grévy, dès son élection en 1879, s’engage à ne jamais dissoudre la Chambre des députés, ce qui prive le président de la République de tout levier face à un Parlement hostile. Cette renonciation devient une convention constitutionnelle et affaiblit durablement la présidence.

  • La dépendance totale de l’exécutif :

    • Les gouvernements sont responsables devant le Parlement et dépendent de la confiance des députés pour rester en fonction.
    • Les commissions parlementaires acquièrent une influence croissante, exerçant un contrôle minutieux sur les ministres et réduisant leur marge de manœuvre.
  • L’ingérence dans la présidence : Bien que la Constitution n’établisse pas de responsabilité politique du président devant le Parlement, celui-ci réussit à forcer la démission de plusieurs chefs de l’État :

    • Jules Grévy en 1887, après le scandale des décorations impliquant son gendre.
    • Casimir Périer en 1894, épuisé par le mépris et les pressions parlementaires.
    • Alexandre Millerand en 1924, en désaccord avec la majorité parlementaire.

2. Une République d’assemblée

Le régime évolue vers un parlementarisme moniste, où le pouvoir exécutif est entièrement subordonné au législatif. Cette dynamique s’accompagne de phénomènes caractéristiques :

  • La toute-puissance des commissions permanentes : Ces commissions, issues du Parlement, supervisent directement les actions de l’exécutif et orientent les politiques publiques.
  • La fragilité gouvernementale : Le Parlement renverse les ministères avec une grande facilité, contribuant à une instabilité chronique. Entre 1875 et 1940, la IIIe République connaît 104 gouvernements, dont la durée moyenne est inférieure à un an.

B) Les causes de la prépondérance parlementaire

1. La perte des contre-pouvoirs exécutifs

  • L’abandon du droit de dissolution : La fin de cet outil constitutionnel empêche le président de la République de s’opposer à une Chambre des députés hostile. En conséquence, le Parlement concentre les pouvoirs sans risque de dissolution.

  • La marginalisation de la présidence : Dès la « Constitution Grévy », le président devient une figure symbolique, réduite à un rôle protocolaire. Toute tentative de reprendre un rôle actif (comme celle de Millerand) est fermement rejetée par le Parlement.

2. Une procédure de responsabilité facile à engager

Le Parlement utilise des moyens souples pour renverser les gouvernements, sans contrainte procédurale rigoureuse :

  • L’interpellation : Les ministres peuvent être interrogés sur leur politique et contraints à démissionner en cas de vote défavorable.
  • Le vote de confiance : Cette pratique, à l’initiative du gouvernement, devient un outil courant pour tester le soutien parlementaire, mais expose l’exécutif à des renversements fréquents.

3. La fragmentation politique

La multiplication des partis politiques au sein du Parlement amplifie les divisions et renforce l’instabilité :

  • En 1864, on compte déjà plus de 19 courants politiques.
  • Cette fragmentation complique la formation de majorités stables, favorisant des alliances précaires et des coalitions éphémères.

C) Les conséquences du parlementarisme absolu

1. L’affaiblissement de l’exécutif

L’exécutif, privé de leviers, devient un simple instrument du Parlement. La dépendance des ministres face aux députés, illustrée par la célèbre formule de J. Barthélemy, montre l’ampleur du déséquilibre :

« Il est plus facile à la Chambre de renverser un ministère qu’au gouvernement de déplacer un instituteur ou un postier. »

2. Une instabilité gouvernementale chronique

Les renversements fréquents des gouvernements empêchent toute continuité dans les politiques publiques, fragilisant l’État. Cette instabilité affaiblit la crédibilité du régime aux yeux des citoyens et des élites.

3. Une démocratie limitée

Le parlementarisme absolu entrave l’efficacité de la République et alimente une critique croissante du régime :

  • Les élites conservatrices dénoncent l’impuissance de l’État face aux crises (économiques, sociales, internationales).
  • Les oppositions révolutionnaires (socialistes et communistes) critiquent l’incapacité du régime à répondre aux aspirations populaires.

 

Conclusion : un modèle vulnérable. Le parlementarisme absolu de la IIIe République consacre la suprématie du Parlement mais au prix de l’efficacité de l’État. Si ce modèle garantit un contrôle démocratique sur l’exécutif, il engendre une instabilité qui affaiblira le régime face aux crises majeures du XXe siècle, jusqu’à sa chute en 1940.

 

II ) Les Tentatives de renforcement de l’exécutif 1914-1940

1. La réforme de l’État : rééquilibrer les pouvoirs

Dès le début du XXe siècle, des tentatives émergent pour réformer l’État afin de rééquilibrer les rapports entre le pouvoir exécutif et le Parlement. Ces propositions visent à remédier à l’instabilité chronique de la IIIe République et à répondre aux défis politiques et économiques de l’époque.

Propositions réformatrices :

  • Rétablissement du droit de dissolution : Redonner au président de la République le pouvoir de dissoudre la Chambre des députés pour rétablir un contrepoids face au législatif.
  • Rationalisation du Parlement : Réduction de l’influence des commissions parlementaires et clarification des mécanismes de responsabilité ministérielle.
  • Suffrage universel féminin : Reconnaître le droit de vote aux femmes, une revendication portée par les milieux progressistes.
  • Référendum : Introduire cet outil de démocratie directe pour associer le peuple aux grandes décisions.

Obstacles à la réforme : Ces propositions sont systématiquement rejetées par un Parlement soucieux de préserver sa prépondérance. L’absence de majorité réformatrice empêche leur mise en œuvre, malgré l’urgence de stabiliser les institutions.

2. La montée des tensions politiques

Entre les deux guerres, la France connaît une polarisation politique croissante :

  • Pressions de l’extrême gauche : La montée des syndicats et des mouvements socialistes ou communistes, en réaction à la crise économique et sociale.
  • Pressions de l’extrême droite : Les anciens combattants, notamment le mouvement des Croix-de-Feu, incarnent une frange nationaliste et antiparlementaire. Le 6 février 1934, une manifestation dégénère en tentative de coup d’État, marquant une rupture dans la vie politique française.

Ces tensions révèlent l’incapacité du régime parlementaire à répondre aux attentes d’une société en crise.

3. Les décrets-lois : un outil exceptionnel devenu régulier

Pour pallier l’immobilisme parlementaire, une solution d’urgence est trouvée dans la technique des décrets-lois, instaurée dans des circonstances exceptionnelles, mais de plus en plus utilisée.

Origine et cadre des décrets-lois :

  • Loi du 10 février 1918 : En pleine guerre mondiale, cette loi habilite le gouvernement à légiférer à la place du Parlement pour accélérer la prise de décision dans des domaines techniques ou stratégiques.
  • Extension en temps de paix : La loi de 1924 officialise l’utilisation des décrets-lois en période normale. Leur application s’élargit progressivement à des domaines variés.

Fonctionnement des décrets-lois :

  1. Délégation de compétence : Le Parlement autorise le gouvernement à agir pour une durée limitée et sur des questions spécifiques.
  2. Élaboration des décrets : Le gouvernement édicte un texte ayant initialement une valeur réglementaire.
  3. Ratification parlementaire :
    • Si le Parlement ratifie le décret, il devient une loi et acquiert une valeur législative.
    • En cas de refus de ratification, le décret devient caduc et cesse de produire des effets juridiques.

Les raisons de leur adoption :

  • Lenteur parlementaire : Le Parlement peine à gérer la complexité croissante des problèmes techniques et économiques, notamment après la Première Guerre mondiale.
  • Rationalisation du pouvoir : Les décrets-lois permettent de rétablir une forme d’équilibre entre le gouvernement et le Parlement.
  • Réponse aux crises : Dans les années 1930, face à des crises économiques et politiques graves, les décrets-lois deviennent un outil de gestion indispensable.

4. Une dérive dans l’utilisation des décrets-lois

Multiplication et généralisation :

À partir de 1934, l’usage des décrets-lois s’accélère et se banalise :

  • Les domaines d’application deviennent de moins en moins spécifiques, englobant des questions économiques, sociales et administratives.
  • Le Parlement abandonne volontairement certaines de ses compétences au gouvernement, préférant se délester de responsabilités face aux crises.

Illégalité constitutionnelle :

Les décrets-lois contreviennent aux lois constitutionnelles de 1875, qui prohibent toute délégation du pouvoir législatif. Cependant, leur adoption reflète une reconnaissance tacite de la nécessité de renforcer l’exécutif pour répondre aux défis du moment.

Un symptôme de l’échec institutionnel :

Cette dépendance aux décrets-lois illustre l’incapacité du régime parlementaire à gérer efficacement les crises. Les institutions de la IIIe République, conçues pour éviter les dérives autoritaires, apparaissent inadaptées aux bouleversements du XXe siècle.

5. L’effondrement de la IIIe République

La montée des tensions internationales et la débâcle militaire de juin 1940 précipitent la chute du régime :

  • 16 juin 1940 : Paul Reynaud démissionne et cède la présidence du Conseil au maréchal Pétain.
  • 22 juin 1940 : Pétain signe l’armistice avec l’Allemagne, mettant fin aux combats.
  • 10 juillet 1940 : L’Assemblée nationale vote à une large majorité (569 voix contre 80) les pleins pouvoirs constituants à Pétain, marquant la fin de la IIIe République.

6. De Gaulle et la reconstruction institutionnelle

Pendant la guerre, Charles de Gaulle, chef de la France libre, ne se limite pas à la lutte contre l’occupation. Il réfléchit activement à une refondation des institutions françaises :

  • Leçons tirées de la IIIe République :
    • Rééquilibrer les pouvoirs pour éviter une suprématie parlementaire.
    • Encadrer le Parlement par des mécanismes de rationalisation.
  • Naissance de la IVe République : Inspirée des réflexions menées par De Gaulle, elle tente de corriger les excès de la IIIe République tout en restant marquée par une instabilité gouvernementale.

Conclusion : Les tentatives de renforcement de l’exécutif sous la IIIe République traduisent une prise de conscience des limites du régime parlementaire. Cependant, ces initiatives, qu’il s’agisse de réformes structurelles ou de mesures comme les décrets-lois, échouent à résoudre durablement les problèmes institutionnels. Ce déséquilibre persistant entre exécutif et législatif contribue à l’effondrement de la IIIe République, ouvrant la voie à une refondation profonde de l’État après la guerre.

Isa Germain

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