Le domaine de la Couronne et son inaliénabilité
A partir de la fin du IXe et durant tout le Xe, le domaine royal désigne un ensemble territorial que les premiers capétiens contrôlent directement et sur lequel ils exercent un certain nombre de droits. Les rois capétiens n’arrivent pas à s’imposer en dehors de leurs limites seigneuriales.
A partir de la fin du XIIe, extension territoriale. Plus le domaine s’agrandit, plus on se pose la question du statut du domaine royal. Il est présenté à partir du XIVe comme appartenant à la couronne et plus au roi. Tout au long du XIVe, les légistes se posent la question de la nature du domaine royal. Ils reprennent la distinction que faisait les romains entre le domaine privé de l’empereur et le domaine du peuple romain (on a donc domaine privé du roi et domaine de la couronne).
§1. La nature du domaine royal
A. Les moyens juridiques utilisés pour agrandir le domaine royal
Mise en œuvre de principes juridiques qui vont relever à la fois des règles féodo-vassaliques et des règles de droit privé.
1. L’agrandissement par les conquêtes
Philippe II Auguste annexe par ses conquêtes militaires la Normandie, le Maine, l’Anjou, la Touraine, le Poitou et la Saintonge. Philippe Auguste va devenir maitre de ces territoires, mais il doit réussir à rallier les habitants. Il n’obtiendra qu’un hommage lige du duc de Bretagne.
2. Le recours aux techniques juridiques
Les rois vont avoir recours à un certain nombre de techniques juridiques. D’abord, ils vont utiliser les règles féodo-vassaliques : le retour de fief intervient soit dans le cas d’une déshérence (lorsqu’un vassal du roi meurt sans héritier, son domaine entre dans le domaine royal) soit dans le cas d’une sanction (lorsque le vassal commet une faute grave à l’égard du roi, ce dernier peut procéder à une saisie définitive de son fief, la commise).
Ensuite ils utilisent la règle de patrimonialité des fiefs : la royauté va savoir saisir sa chance et va se servir de cette règle pour faire rentrer un certain nombre de fiefs dans le domaine royal. En droit féodal tout fief est considéré comme patrimonial : il peut donc être librement cédé dans le cas d’une vente, d’un héritage, ou d’un mariage royal.
Les rois de France ont aussi utilisé des règles de droit privé : l’acquisition par succession et l’achat de seigneuries vont permettre l’agrandissement du domaine royal. La royauté sait profiter des difficultés financières de la noblesse pour agrandir son domaine royal.
B. Les éléments constitutifs du domaine royal
Le domaine royal est à la fois le domaine privé du roi et le domaine de la couronne. Il est constitué de biens matériels et d’éléments incorporels.
1. Biens matériels et éléments incorporels
Le domaine royal se divise en deux parties :
– un domaine matériel composé à la fois de biens fonciers (terres, châteaux, forêts) et de biens mobiliers (bijoux, richesses diverses)
– un domaine incorporel constituant une somme de droits, de prérogatives et de revenus. Cette masse de biens incorporels croît constamment. On pourrait les classer les biens incorporels en trois catégories : les droits de souveraineté liés aux prérogatives régaliennes (amendes, justice, impôts, monnayage) qui nécessitent une organisation et donnent naissance à un droit administratif, les droits de mutation (lots et ventes) perçus par le roi en tant que seigneur et les droits perçus par le roi en tant propriétaire foncier.
2. Domaine privé du roi et domaine de la couronne
On ne voit intervenir cette distinction qu’à partir du XIVe.
Le domaine privé du roi est composé de ses possessions personnelles, que le nouveau roi apporte lors de son accession au trône, et de ses acquisitions par voie d’achat ou d’héritage, qui sont réalisées par le roi pendant son règne mais à titre privé.
Progressivement, les rois vont prendre l’habitude d’incorporer leur domaine privé au domaine de la couronne, de manière à élargir l’assise territoriale de la couronne.
A partir de la seconde moitié du XVIe, c’est un fait acquis que le roi annexe au domaine de la couronne le patrimoine qu’il détenait avant son avènement. Cependant, pendant toute la durée du règne subsiste une distinction entre le patrimoine privé du roi et le domaine de la couronne.
Exception : Henri IV refusera d’incorporer son domaine privé au domaine de la couronne.
Par opposition, le domaine de la couronne comprend tout ce qui appartient à l’Etat. La notion de domaine public apparaît à la fin du XIIIe. A partir de ce moment là, tout ce qui est échu au roi par traité ou par confiscation rentre dans le domaine public. L’expression ‘domaine de la couronne’ apparaît en 1350.
Cette couronne symbolisant l’Etat et personnifiée par le roi, devient progressivement une entité autonome à laquelle sont attachés des personnes, des biens, des droits. Le domaine de la couronne est l’ensemble des biens affectés en permanence aux besoins de la couronne et non pas aux besoins du roi (il n’a que l’usage de ce domaine). Progressivement apparaît l’idée que le roi ne peut pas faire ce qu’il veut de ce domaine dont il n’a que l’usage.
Il faut donc protéger ce domaine non seulement du roi lui-même mais également des particuliers qui chercheraient à usurper une partie des biens du domaine. On commence alors à s’intéresser à la protection de l’intégrité du domaine de la couronne.
Les légistes royaux vont commencer à chercher dans le droit romain des solutions pour protéger ce domaine et ils vont déclarer ce domaine de la couronne inaliénable et imprescriptible.
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§2. L’inaliénabilité du domaine de la couronne
Jusqu’à la fin du moyen âge la royauté rencontre des difficultés importantes dans la gestion du domaine royal. Elle a du mal à le gérer car le danger subsiste d’administrer le domaine selon les anciennes méthodes féodales.
On va essayer de contourner les règles de patrimonialité des biens féodaux et on va créer de nouvelles règles propres au domaine royal, permettant de mettre un terme aux aliénations, notamment royales, et permettant une bonne gestion du domaine royal.
Avec la distinction entre domaine privé du roi et domaine de la couronne est apparue la règle d’inaliénabilité du domaine de la couronne.
A. Le principe de l’inaliénabilité du domaine de la couronne
*Les fondements du principe
Jusqu’au XIVe, le roi dispose de la pleine propriété sur le domaine royal et peut l’utiliser comme il l’entend.
Parallèlement aux théories qui sont en train de naitre sur la dévolution de la couronne, on voit apparaître les premières manifestations concernant l’inaliénabilité du domaine de la couronne. Les légistes vont se servir du droit romain et de la notion de « fiscus » pour élaborer un statut du domaine public. En fait, en droit romain, le fiscus est doté d’un statut spécial qui est fondé sur l’affectation à la chose publique. Donc les biens du fiscus étaient avant destinés à la res publica, et devaient être gérés dans l’intérêt général.
Les légistes au XIVe vont reprendre l’idée d’une affectation du domaine de la couronne à la chose publique. Ils vont aussi s’appuyer sur le droit canonique pour élaborer la théorie de l’inaliénabilité.
Un troisième fondement à ce principe est le sentiment populaire, qui intervient pour affirmer m’attachement indéfectible de la population à un territoire.
*Les manifestations du principe
Les premières manifestations de ce principe apparaissent entre 1318 et 1322. Les rois Philippe V et Charles IV firent annuler certains dons royaux qui avaient été accordés depuis la mort de St Louis. En 1329, lors d’une assemblée tenue à Vincennes, un représentant de Philippe VI, Pierre de Cugnières, avance qu’il n’est pas judicieux d’aliéner des biens à l’Eglise.
En 1356, un des rois fous Jean II le Bon est fait prisonnier par les français et il est amené à consentir un certain nombre de donations à l’Angleterre (Guyenne, Normandie, Périgord, Limousin). En 1357 une réunion des états généraux rejette ces donations au nom du principe de l’inaliénabilité : première manifestation officielle de ce principe.
Pendant les deux règnes de Jean II le Bon et de son fils Charles V le principe est progressivement inscrit dans la promesse du sacre (au moment de son sacre, le roi de France fait un serment et promet de conserver inviolablement la supériorité, les droits et les prérogatives de la couronne de France).
Evrard de Tremaugon en 1370 : les droits de la couronne doivent être placés hors de portée du roi régnant. En 1419, Jean de Terrevermeille reprend cette théorie et relie le principe de l’inaliénabilité à la théorie organisant la succession à la couronne de France. Ainsi, selon Terrevermeille aliéner une partie du royaume ou un droit de la couronne est aussi impossible pour le roi que de disposer de la personne de son successeur. Le domaine de la couronne n’appartient donc pas au roi, il est seulement l’administrateur d’un domaine qui est le patrimoine propre de la couronne. Il doit donc remettre le domaine de la couronne intact à son successeur.
Tout au long du XVe, des ordonnances royales vont réitérer le principe de l’inaliénabilité.
La consécration juridique du principe se fait lors du sacre d’Henri II en 1547.
Le roi épouse l’Etat : la res publica apporte en dot le domaine de la couronne.
En droit romain les biens apportés par la femme à son mari sont inaliénables (le mari ne peut pas les céder sauf si la femme y consent). On va appliquer la même règle au domaine de la couronne.
On trouve en couronnement de cette construction doctrinale l’Edit de Moulins de 1566 rédigé par le chancelier Michel de l’Hospital puis enregistré par le Parlement. Cet Edit opère une distinction entre les biens anciens acquis depuis longtemps par différents rois et les biens acquis par le roi au cours du règne. On distingue en fait dans cet Edit un domaine fixe et un domaine casuel. Dans le domaine casuel on trouve les acquisitions faites par le roi depuis moins de dix ans. Apres dix ans, les biens qui faisaient partie du domaine casuel tombent dans le domaine fixe. Le domaine fixe est le domaine inaliénable. L’Edit de Moulins présenté comme perpétuel et irrévocable inclut dans le domaine fixe le domaine propre du roi au motif que le roi est uni à la couronne par un mariage mystique, ce qui implique que les biens et les droits propres du roi sont sensés être acquis à la couronne soit à l’avènement du roi soit avant sa mort.
Cette règle ne s’est pas imposée facilement. Henri IV refuse d’intégrer les domaines à la couronne : il faudra attendre le début du XVII pour que le royaume de Navarre soit intégré au domaine de la couronne.
Parallèlement aux constructions juridique tendant à affirmer l’inaliénabilité du domaine de la couronne, les légistes royaux vont également travailler sur un statut qui permettrait de mettre un terme aux usurpations qui avaient contribué à étirer au domaine de la couronne un certain nombre de biens de manière totalement indue.
L’Edit de Moulins a donc consacré un autre principe, celui de l’imprescriptibilité absolue du domaine de la couronne : une personne qui détiendrait sans en avoir le droit une partie du domaine de la couronne ne pourrait invoquer la possession de ce bien de longue date pour refuser de la restituer à la couronne.
L’Edit de Moulins a posé deux exceptions au principe de l’inaliénabilité du principe de la couronne : les apanages et les engagements.
B. Les exceptions à l’inaliénabilité
1. Les apanages
C’est une pratique ancienne que d’autoriser des aliénations pour créer des dotations au profit des fils puînés. Les dotations sont appelées apanages et permettent d’assurer aux fils puînés un train de vie conforme à leur rang
Jusqu’au XIIIe ces apanages sont constitués de terres données en toute propriété. A parti du règne de St Louis, ces terres sont données simplement en usufruit.
Dès la première moitié du XIIIe, les apanages sont assortis d’une clause de retour au domaine de la couronne. Au début du XIVe le Parlement considère que à l’instar de la couronne l’apanage est indivisible et doit revenir au domaine de la couronne en l’absence d’héritier direct de l’apanagiste dans son intégralité. En 1363 un apanage extrêmement important devait revenir à la Bourgogne, Jean II le Bon donna son apanage à son fils. Pendant plus de cinquante ans, l’apanage de Bourgogne va devenir le plus puissant du royaume va et va conférer au duc de Bourgogne Valois …
Les filles, elles, étaient traditionnellement dotées en argent.
2. Les engagements
Cette exception a été instituée pour répondre aux besoins de la royauté en cas de guerre. Ainsi, en cas de besoin extrême le roi peut engager une portion du domaine. Cet engagement ne constitue pas une aliénation définitive mais une mise en gage d’un bien domanial contre un prêt d’argent. Le prêteur exploite pour son compte les biens engagés et perçoit ainsi des revenus qui représentent les intérêts du prêt.
L’Edit de Moulins a fixé les conditions de fond et de forme pour cette pratique :
Le royaume doit être en temps de guerre ou dans une situation de nécessité absolue et l’engagement ne peut être que temporaire. Le paiement du prêt au roi doit se faire au comptant et l’acte d’engagement doit prendre la forme d’une lettre patente qui est lue puis enregistrée au Parlement.
L’engagement a en fait deux intérêts : il permet au roi en échange de l’engagement d’un bien d’avoir tout de suite des liquidités et l’engagiste perçoit sur la portion du domaine royal donné en gage des revenus qui servent d’intérêts.
L’engagement portait sur des biens divers (il faut tout de même que les biens soient exploitables pour que l’engagiste puisse toucher des intérêts).
Le contrat d’engagement comportait toujours une clause de rachat perpétuelle. Au XVIIe, un véritable engouement pour les engagements se met en place dans les rangs de la noblesse. Petits et grands seigneurs seront engagistes. Malheureusement ce sera un véritable problème pour la royauté, car cela mettra la monarchie dans une situation de dépendance financière à l’égard de la noblesse.
§3. Les lois fondamentales du royaume
Les différentes règles élaborées de manière empirique ont fini par former un ensemble juridique de type constitutionnel définissant le statut et le fonctionnement de l’Etat monarchique.
Les règles relatives à la couronne et au domaine sont de nature coutumières, elles ne sont donc pas le résultat d’un acte de volonté d’un individu, elles se sont formées par la répétition d’un précédent, à partir d’un usage et de la conviction que cet usage n’est pas une simple habitude mais une norme obligatoire. En fait, c’est le temps et le consensus populaire qui donnent sa force obligatoire à cet ensemble de règles coutumières.
L’Edit de Moulins ne constitue pas une exception dans ce mode de formation, puisqu’en fait malgré sa forme édictale, l’Edit de Moulins avait simplement pour but de mettre par écrit des principes déjà existants. Il ne consacre donc en aucune façon une nouvelle règle, il ne fait que figer des règles qui ont été lentement élaborées.
Depuis le XVe, l’ensemble coutumier qui règle la dévolution de la couronne est appelé lois du royaume, et il se distingue des lois que les juristes appellent lois du roi. A partir du moment où le roi recommence à intervenir de manière fréquente dans le domaine législatif, il est très important d’établir une hiérarchie entre les règles qui émanent de la volonté royale, et celles qui échappent à sa volonté. Ainsi, les règles qui concernent la succession et le domaine doivent échapper au législateur suprême qu’est le roi. Il va donc falloir placer ces règles à un rang qui permettra d’assurer leur intangibilité. Les légistes royaux vont donner une nouvelle qualification aux lois du royaume : les lois fondamentales. La première mention de ces lois apparaît en 1575 dans un texte d’un juriste protestant.
Ce qualificatif « fondamental » exprime le caractère supérieur des règles concernant la succession et le domaine, et montre qu’elles relèvent d’un ordre juridique supérieur à celui des lois royales. Ces lois fondamentales sont transcendantes et placées au dessus de toute autorité.
Cet ordre juridique supérieur est donc celui du royaume, ce qui confère aux règles cette transcendance qui s’impose à tous, y compris au roi.
En 1576 Jean Bodin, un théoricien politique, explique dans son ouvrage que les lois fondamentales sont annexées et unies à la couronne. Il affirme que la monarchie française est une monarchie réglée, limitée, apportant des limites à la volonté du prince. Les normes et lois fondamentales constituent en fait une limitation de l’autorité royale et par là même une limitation de l’arbitraire royal. Jean Bodin conclut que la monarchie française a beau être absolue, elle n’est pas arbitraire et donc n’est pas despotique.
Au début du XVIII on dit que les lois fondamentales découlent de la notion d’Etat, tout en lui donnant son statut, et en 1723 sous le règne de Louis XV le roi et son entourage n’hésitent plus à affirmer que ces mêmes lois sont désormais la constitution coutumière de l’Etat.