Les conflits de lois dans le temps
La question de l’application de la loi dans le temps
Lorsqu’une situation juridique continue d’exister après l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi, la question des conflits de lois dans le temps se pose avec acuité. Ces conflits apparaissent principalement lorsqu’une loi nouvelle remplace une ancienne, affectant des situations juridiques existantes ou des contrats en cours.
Deux doctrines majeures encadrent ces problématiques :
- la théorie des droits acquis, visant à protéger les droits patrimoniaux,
- et la théorie de Roubier, qui met l’accent sur l’intérêt général.
Juridiquement, deux principes dominent : la non-rétroactivité, sauf exception, et l’application immédiate des nouvelles lois, avec certaines dérogations.
- La preuve : Comment prouver un fait ?
- Entrée en vigueur de la loi et abrogation de la loi
- Les conflits de lois dans le temps
- Revirement de jurisprudence : notion et rétroactivité
- Conflits de normes devant la Cour de cassation et le Conseil d’État
- Les conflits de normes devant le Conseil constitutionnel
- Les conflits de normes devant la CJUE et la CEDH
I) La problématique des conflits de lois dans le temps
La nature des conflits de lois dans le temps
Les conflits de lois dans le temps surviennent lorsque deux lois ayant le même objet se succèdent. Une loi nouvelle abroge la loi ancienne, soulevant des questions sur son application aux situations en cours. La principale interrogation est de savoir quelle loi appliquer aux situations juridiques qui, bien que nées sous l’empire d’une ancienne loi, continuent de produire des effets après l’entrée en vigueur de la nouvelle.
La difficulté réside dans le choix des règles de droit, qui, bien qu’obligatoires à des périodes différentes, se succèdent et posent problème dans leur application. Il est nécessaire de déterminer à quel moment une nouvelle loi devient obligatoire et à quel moment l’ancienne cesse de l’être.
Exemples de conflits de lois
Prenons l’exemple du 8 mai 1816, lorsque le divorce a été abrogé. La question était de savoir si cette nouvelle loi s’appliquait aux mariages contractés avant ou après cette date. De même, lorsque la loi du 5 juillet 1974 a abaissé la majorité de 21 ans à 18 ans, il fallait déterminer si cette règle s’appliquait à toutes les personnes dès l’entrée en vigueur de la loi, ou seulement aux situations futures.
Les principes de non-rétroactivité et d’application immédiate
L’article 2 du Code civil français est fondamental pour régler les conflits de lois dans le temps. Il stipule que « la loi ne dispose que pour l’avenir, elle n’a point d’effet rétroactif ». Cela signifie que, par principe, une loi ne peut s’appliquer à des situations antérieures à son entrée en vigueur. Elle ne régit que les situations juridiques survenant après son adoption.
Cependant, la notion de situation juridique est plus complexe. Une situation juridique correspond à un état de droit, qui peut découler soit d’une source légale (par exemple, un état civil comme le divorce), soit d’une source contractuelle (comme un contrat de travail). Les situations juridiques ne sont pas figées dans le temps : elles évoluent, de leur formation à leur extinction, en passant par leur durée d’application. Les conflits de lois dans le temps émergent ainsi lorsque des situations, nées sous une loi ancienne, continuent de produire des effets sous l’empire de la loi nouvelle.
Ces principes de non-rétroactivité et d’application immédiate doivent donc être soigneusement analysés pour chaque situation juridique, afin de déterminer quelle loi s’applique et dans quelles conditions.
II) 2 doctrines pour résoudre les conflits de lois dans le temps :
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Doctrine des droits acquis:
La doctrine des droits acquis remonte au 19ème siècle et trouve son origine dans l’interprétation des premiers commentateurs du Code civil. Elle stipule que la nouvelle loi est rétroactive uniquement si elle affecte des droits acquis ; en revanche, elle ne l’est pas lorsqu’elle concerne de simples expectatives. Autrement dit, l’application d’une nouvelle loi ne doit pas porter atteinte aux droits déjà consolidés. Un droit est considéré comme acquis lorsqu’il est définitivement intégré au patrimoine de l’individu.
Selon Merlin de Douai, les droits acquis sont des droits qui sont devenus une partie intégrante du patrimoine d’une personne, et dont cette dernière ne peut être dépossédée par celui qui les lui a accordés. En pratique, cette théorie se traduit par la protection des droits patrimoniaux, c’est-à-dire des droits ayant une valeur économique.
Cependant, la doctrine des droits acquis a fait l’objet de plusieurs critiques :
- Critique technique : La notion de droits acquis a été perçue comme une construction artificielle destinée à empêcher l’application des lois nouvelles, sans offrir une définition précise ou cohérente. De plus, cette théorie se focalise uniquement sur le passé, négligeant les effets futurs d’une situation juridique constituée antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle.
- Critique politique : Cette doctrine repose sur une vision individualiste et libérale visant à protéger l’individu contre l’État. Elle est jugée conservatrice en ce qu’elle part du principe que tout changement législatif est potentiellement nuisible aux titulaires de droits.
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La théorie de Paul Roubier:
Contrairement à la doctrine des droits acquis, la théorie de Paul Roubier se concentre non pas sur la protection des droits individuels, mais sur la défense de l’intérêt général. Pour Roubier, la solution des conflits de lois dans le temps ne peut pas être fondée sur l’idée de protéger les individus contre l’État. En effet, il considère qu’un sujet de droit ne possède pas de droit absolu contre l’État, mais se trouve simplement dans une situation juridique, qui est un ensemble de droits et d’obligations.
Cette situation juridique est divisée en deux phases principales :
- Phase dynamique : Cette phase correspond à la création et à l’extinction d’une situation juridique. Une fois ces étapes terminées, le fait est considéré comme accompli, et selon le principe de non-rétroactivité de la loi nouvelle, il est impossible de remettre en cause ce fait accompli. Autrement dit, la loi nouvelle ne peut pas affecter des événements passés qui ont déjà produit tous leurs effets.
- Phase statique : Pendant cette phase, les effets juridiques d’une situation continuent de se produire. Selon Roubier, la loi nouvelle doit s’appliquer immédiatement aux effets en cours lors de son entrée en vigueur. Ce principe d’application immédiate permet de régir les situations en cours d’évolution à la date d’entrée en vigueur de la nouvelle législation. Cependant, Roubier admet une exception importante à ce principe : les contrats. Il estime que les effets futurs d’un contrat, conclu sous l’empire de l’ancienne loi, doivent rester régis par cette loi. Cette dérogation est connue sous le nom de principe de survie de la loi ancienne, car un contrat constitue un acte de prévision où les parties ont organisé leurs relations en fonction de la loi en vigueur au moment de sa conclusion.
Ainsi, tandis que la doctrine des droits acquis met l’accent sur la protection des droits subjectifs des individus contre toute rétroactivité de la loi nouvelle, la théorie de Roubier cherche à harmoniser l’application immédiate de la loi nouvelle avec la nécessité de protéger certaines situations juridiques, comme les contrats, contre des changements imprévisibles qui pourraient déséquilibrer les relations contractuelles établies.
III ) Les 2 solutions retenues par la jurisprudence : non rétroactivité et application immédiate
La jurisprudence a consacré un temps la théorie des droits acquis. Il semble que ce ne soit plus le cas aujourd’hui même si les décisions de justice continuent d’employer le terme de droits acquis. La jurisprudence semble s’être fortement inspirée de l’analyse de Roubier. La doctrine peut être source d’inspiration de règle de droit. La solution jurisprudentielle s’articule autours de deux principes :
1 Le principe de non rétroactivité :
Le principe de non-rétroactivité empêche une loi nouvelle de s’appliquer à des situations juridiques passées. Ce principe s’applique aussi bien aux situations contractuelles qu’extracontractuelles. Lorsqu’une situation juridique a épuisé ses effets sous l’empire d’une loi ancienne, elle ne peut pas être remise en cause par une nouvelle législation. Même si cette situation continue de produire des effets, ceux-ci ne sont pas régis par la nouvelle loi, mais par la loi en vigueur au moment de leur création.
L’article 2 du Code civil affirme ce principe, mais il n’est pas absolu. Le législateur peut y déroger, notamment pour des motifs d’intérêt général impérieux, et décider qu’une loi nouvelle aura un effet rétroactif. Cependant, ce pouvoir est limité par certaines contraintes.
Exceptions à la non-rétroactivité en matière pénale :
Le principe de non-rétroactivité s’applique à toutes les lois, mais il prend une dimension particulière en matière pénale. L’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) consacre ce principe : « Nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit ». Le Conseil constitutionnel a clairement précisé que le législateur ne peut pas déroger à cette règle. Cette interdiction protège les individus contre des sanctions pour des comportements qui n’étaient pas illégaux au moment où ils ont été commis. Il est donc impossible de punir une personne pour une action si la loi prohibant cette action n’existait pas au moment des faits.
Cependant, en matière pénale, il existe une exception : la rétroactivité in mitius. Lorsqu’une nouvelle loi pénale est plus douce que l’ancienne, elle s’applique aux faits commis avant son entrée en vigueur, tant que ces faits n’ont pas encore été définitivement jugés. Cette exception favorise une application plus clémente de la loi pénale et a une valeur constitutionnelle.
Rétroactivité dans les autres domaines du droit :
En dehors du domaine pénal, la rétroactivité des lois peut prendre différentes formes :
- Lois expressément rétroactives :
Le législateur peut déclarer qu’une loi nouvelle sera rétroactive, mais cette rétroactivité doit être justifiée par un motif d’intérêt général suffisant, sous le contrôle du Conseil constitutionnel. - Lois interprétatives :
Ces lois ont pour objectif de clarifier ou interpréter le sens d’une loi antérieure. Elles ne créent pas de nouvelles règles, mais précisent l’intention originelle du législateur. La particularité des lois interprétatives est qu’elles sont considérées comme ayant toujours été en vigueur, puisqu’elles forment un ensemble avec la loi interprétée. La frontière entre clarification et innovation est toutefois délicate, car toute interprétation peut avoir un effet créateur. La rétroactivité réside ici dans l’incorporation de la loi ancienne à la nouvelle. - Lois de validation :
Ces lois visent à régulariser des actes juridiques qui étaient irréguliers ou nuls selon la législation antérieure. Le législateur intervient pour rendre ces actes valables, en leur donnant une légitimité rétroactive. Cependant, cette forme de rétroactivité est strictement encadrée par le droit au procès équitable et les droits fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.
Exemple 1 – Validation de prêts immobiliers :
Dans les années 1990, certaines banques utilisaient des modèles de contrats de prêt immobilier jugés non conformes au Code de la consommation. En conséquence, les emprunteurs pouvaient demander un prêt à taux zéro en guise de sanction. Pour protéger les banques de pertes importantes, le législateur a adopté une loi de validation en 1996, rendant ces prêts valables. Toutefois, cette loi a été contestée sur le fondement de l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit à un procès équitable. La Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la loi de validation violait ce droit, ainsi que le droit de propriété des emprunteurs, en imposant rétroactivement une validation défavorable à ces derniers.
Exemple 2 – L’affaire Perruche :
Cette affaire portait sur la naissance d’un enfant handicapé, dont le handicap n’avait pas été détecté en raison d’une faute médicale. Les parents ont demandé une indemnisation pour le préjudice résultant de la naissance de l’enfant handicapé, une réclamation que la jurisprudence avait longtemps refusée. En 2000, l’arrêt Perruche a établi que la faute médicale ayant privé la mère de la possibilité d’éviter cette naissance permettait de demander réparation. Cette décision a provoqué un débat intense, et en 2002, le législateur est intervenu en adoptant une loi stipulant qu’aucun préjudice ne peut être réclamé du seul fait de la naissance. Cette loi s’appliquait aux instances en cours, empêchant ainsi de nouvelles réclamations sur ce fondement. Cependant, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que cette loi violait également le droit à un procès équitable et le droit de propriété des parents, en les privant rétroactivement de la possibilité de demander réparation.
Ces exemples illustrent que bien que le législateur puisse décider d’une rétroactivité pour des motifs d’intérêt général, cette décision est soumise à des limites strictes, notamment le respect des droits fondamentaux tels que le droit à un procès équitable et à la propriété.
2 Le principe d’application immédiate de la loi nouvelle :
Le principe d’application immédiate de la loi nouvelle s’applique pleinement aux situations extracontractuelles, c’est-à-dire aux relations juridiques qui ne découlent pas d’un contrat. Un exemple typique est celui de la loi de 2006 sur le divorce, qui a été appliquée immédiatement à toutes les procédures de divorce en cours à la date de son entrée en vigueur, sans se soucier de la date à laquelle elles avaient été initiées. Ce principe garantit une mise en conformité rapide avec la nouvelle législation pour toutes les situations non régies par des engagements contractuels spécifiques.
- Situation des contrats :
Pour les contrats formés après l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, l’application de celle-ci ne pose aucun problème : la loi nouvelle régit pleinement les droits et obligations issus de ces contrats. Cependant, la question devient plus complexe pour les contrats en cours d’exécution à la date de la promulgation de la nouvelle loi, c’est-à-dire des contrats conclus avant l’entrée en vigueur de celle-ci mais qui continuent à produire des effets après.
- Application de la loi nouvelle aux contrats en cours :
En théorie, l’application immédiate de la loi nouvelle pourrait sembler justifiée, car elle vise à harmoniser les effets en cours des situations juridiques avec les nouvelles règles. Cependant, en pratique, la jurisprudence adopte une approche plus prudente. Elle estime que l’application immédiate de la loi nouvelle aux contrats déjà en cours d’exécution pourrait créer une insécurité juridique pour les parties contractantes. Un contrat représente un acte de prévision : les parties se projettent dans l’avenir en s’appuyant sur les règles en vigueur au moment de la conclusion du contrat. Modifier ces règles par une nouvelle loi porterait atteinte à l’équilibre économique et juridique que les parties ont initialement convenu.
Ainsi, pour les contrats en cours, la jurisprudence écarte généralement le principe d’application immédiate de la loi nouvelle et privilégie le principe de survie de la loi ancienne. Ce principe assure que les contrats continuent d’être régis par la loi en vigueur au moment de leur conclusion, ce qui préserve la stabilité des relations contractuelles et respecte les attentes légitimes des parties. Cette solution permet d’éviter que des changements imprévus dans le cadre juridique ne viennent désorganiser des engagements librement consentis sous l’empire d’une loi antérieure.
En conséquence, pour les contrats en cours de renouvellement ou en phase d’exécution, la loi nouvelle ne s’applique qu’à titre prospectif, sauf exceptions, laissant intactes les conditions prévues par la loi ancienne au moment de la formation du contrat.
- Mais il y a des exceptions à ce principe de survie de la loi ancienne :
Malgré le principe général de survie de la loi ancienne pour les contrats en cours, plusieurs exceptions permettent un retour au principe d’application immédiate de la loi nouvelle. Ces exceptions sont motivées par des considérations spécifiques où la nouvelle loi doit primer, même sur des situations préexistantes.
- Loi expressément rétroactive :
La première exception se présente lorsque la nouvelle loi dispose explicitement qu’elle s’applique aux contrats en cours. Cette rétroactivité peut être décidée par le législateur, notamment lorsqu’il souhaite corriger des déséquilibres ou adapter des relations contractuelles à de nouvelles règles essentielles. La formulation de la loi précise alors son application immédiate, sans égard aux contrats antérieurs. - Lois d’ordre public :
La deuxième exception concerne les lois d’ordre public, qui sont des dispositions légales très impératives par nature. Ces lois sont conçues pour protéger des intérêts fondamentaux comme ceux des salariés, des consommateurs ou des locataires. Leur application immédiate est justifiée par l’objectif qu’elles poursuivent, tel que la garantie de droits sociaux ou économiques qui ne seraient pas protégés efficacement si elles n’étaient pas imposées à toutes les personnes concernées, y compris celles déjà engagées dans des relations contractuelles formées sous l’ancienne législation. Dans ce cadre, l’impératif de protection dépasse le respect de la loi ancienne, rendant nécessaire l’application immédiate des nouvelles règles. - Lois établissant un statut :
Enfin, certaines lois ont pour fonction de définir un statut particulier, c’est-à-dire un ensemble de règles qui régissent une catégorie précise de personnes au sein de la société (par exemple, les statuts des salariés, des locataires ou des professions réglementées). Lorsqu’une nouvelle loi modifie ou crée un tel statut, elle s’applique à toutes les personnes relevant de ce statut, peu importe la date de formation des contrats. Ce principe s’explique par la nature collective du statut, qui transcende les accords individuels pour uniformiser les règles applicables à l’ensemble des membres d’un groupe spécifique. Cette uniformité est nécessaire pour assurer la cohérence des relations sociales et économiques régies par ce statut.