LA SÉPARATION DES JURIDICTIONS JUDICIAIRES ET ADMINISTRATIVES
En France, le système judiciaire est organisé en deux ordres de juridictions distincts, une particularité du droit français qui remonte à la Révolution française. Cette séparation repose sur la distinction entre les litiges entre particuliers (ordre judiciaire) et les litiges entre particuliers et l’administration (ordre administratif). Chaque ordre est compétent pour trancher des types de litiges spécifiques, et cette séparation est l’un des piliers de l’organisation judiciaire française.
I ) La distinction des deux ordres : origines, conséquences, distinction
La distinction entre les deux ordres repose sur la nature des litiges :
- L’ordre judiciaire régit les conflits entre personnes privées (individus, sociétés, etc.) et inclut la justice pénale, qui, bien qu’elle concerne la puissance publique dans les poursuites, est juridiquement rattachée à cet ordre.
- L’ordre administratif traite les litiges entre les administrations et les administrés, en veillant au respect des actes de l’administration et de son fonctionnement.
Cette séparation garantit une meilleure organisation et une spécialisation des juridictions en fonction de la nature des litiges. Chaque ordre a ses propres tribunaux spécialisés, qui apportent des réponses adaptées aux différentes catégories de contentieux.
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La dualité juridictionnelle en France, avec d’un côté l’ordre judiciaire appliquant le droit privé et de l’autre l’ordre administratif appliquant le droit public, a des conséquences directes sur la manière dont les affaires sont traitées. Cette séparation des compétences est parfois source de difficultés, notamment pour tracer la frontière entre les deux ordres. Le Tribunal des conflits est important pour départager ces compétences, tandis que le dialogue entre les juridictions permet d’harmoniser les décisions. Toutefois, une distinction essentielle demeure : le juge administratif prend toujours en compte l’intérêt général, tandis que le juge judiciaire reste le gardien des libertés individuelles.
A) L’ordre judiciaire
L’ordre judiciaire est le droit commun des litiges entre particuliers. Il est compétent pour résoudre les conflits qui opposent des personnes privées (individus ou entreprises) et concerne principalement :
- Les affaires civiles : qui incluent les litiges familiaux (mariage, divorce, succession), les conflits contractuels ou les problèmes de responsabilité civile.
- Les affaires pénales : dans lesquelles les juridictions judiciaires jugent les infractions à la loi pénale, qu’il s’agisse de contraventions, de délits, ou de crimes.
Les juridictions pénales, bien que faisant partie de l’ordre judiciaire, jugent des affaires impliquant parfois la puissance publique contre un particulier (par exemple, dans les poursuites pénales), mais restent rattachées à l’ordre judiciaire.
Les juridictions judiciaires en France
- Tribunal judiciaire : compétent pour les affaires civiles et commerciales, il remplace depuis 2020 les anciens tribunaux d’instance et de grande instance.
- Cour d’assises : juge les crimes (les infractions les plus graves, comme le meurtre ou le viol).
- Tribunal correctionnel : compétent pour les délits (infractions intermédiaires, comme le vol ou les agressions).
- Tribunal de police : juge les contraventions (infractions les moins graves).
- Conseil de prud’hommes : compétent pour les litiges relatifs au droit du travail (conflits entre employeurs et salariés).
B) L’ordre administratif
L’ordre administratif est chargé de juger les litiges entre l’administration et les administrés, c’est-à-dire entre les personnes publiques (État, collectivités territoriales, établissements publics) et les particuliers ou entreprises. Ces juridictions traitent des décisions administratives contestées, des actes unilatéraux de l’administration, ainsi que des questions relatives aux marchés publics, aux contrats administratifs ou aux responsabilités de l’administration.
Les juridictions administratives en France
- Tribunaux administratifs : juridictions de première instance, compétentes pour juger la plupart des litiges administratifs.
- Cours administratives d’appel : chargées de réexaminer les jugements rendus par les tribunaux administratifs.
- Conseil d’État : juridiction suprême de l’ordre administratif, il intervient à la fois en cassation (pour les décisions des cours administratives d’appel), en première instance pour les affaires les plus importantes, et comme conseiller du gouvernement.
C) Exemples de litiges relevant des deux ordres
- Litige de droit civil : Un conflit entre voisins concernant des nuisances sonores serait traité par un tribunal judiciaire.
- Litige de droit administratif : Une contestation d’une décision de refus de permis de construire par une mairie relèverait d’un tribunal administratif.
- Litige pénal : Un individu accusé de vol serait jugé par le tribunal correctionnel, relevant de l’ordre judiciaire.
II) Histoire de la séparation des deux ordre
La séparation des juridictions administratives et judiciaires en France a des racines historiques profondes qui remontent à l’époque de l’Ancien Régime et qui ont évolué après la Révolution française. Cette dualité juridictionnelle découle d’un long processus, marqué par des textes de lois et des événements politiques qui ont modelé le système judiciaire français actuel.
L’édit de Saint-Germain (1641) : la soustraction de l’État au contrôle judiciaire
En 1641, le roi Louis XIII signe l’édit de Saint-Germain, un texte crucial qui pose les bases de la séparation entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Par cet édit, il devient interdit aux juges ordinaires de juger les actions de l’État. L’objectif était de protéger les décisions du pouvoir royal de toute ingérence des tribunaux judiciaires, soustrayant ainsi l’État royal au contrôle des tribunaux ordinaires.
- Conséquence immédiate : Les actions de l’État ne pouvaient plus être jugées par les tribunaux ordinaires, et l’État lui-même n’était plus soumis à l’autorité des juges. Ce système marquait une rupture avec la possibilité de contrôle juridictionnel de l’action publique.
La Révolution française et la réaffirmation de l’interdiction (1790 et 1795)
Après la Révolution de 1789, certains juges ordinaires ont pensé que la chute de la monarchie leur permettait de juger l’action de l’État. Cependant, le législateur révolutionnaire a réitéré l’interdiction faite aux tribunaux judiciaires de connaître des affaires de l’administration. En 1790, un texte révolutionnaire, qui est encore en vigueur aujourd’hui, a confirmé cette interdiction, reprenant ainsi l’idée de séparation des pouvoirs inscrite dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
En 1795, un autre texte renforça cette interdiction en empêchant définitivement les juges ordinaires de juger l’action de l’État.
- Conséquence : À cette époque, aucune juridiction ne pouvait juger l’action de l’État. Cette situation, conforme à la Déclaration des Droits de l’Homme, posait un problème fondamental : si l’administration et l’État n’étaient plus contrôlés par aucun juge, il y avait un risque d’arbitraire et d’abus de pouvoir.
L’administration-juge : la naissance des juridictions administratives
Pour résoudre cette situation, le système de l’administration-juge a vu le jour. C’était l’administration elle-même qui se jugeait, en décidant de ses propres actions à travers des organes internes qui examinaient et instruisaient les affaires. Ces organes, bien qu’appartenant à l’administration, commençaient à jouer le rôle de véritables instances de jugement.
- Conséquence : Ce système garantissait un minimum de contrôle sur l’action de l’État, mais ce contrôle était encore interne à l’administration. Cela donnait naissance aux premières juridictions administratives, bien qu’elles ne soient pas encore totalement indépendantes à cette époque.
La loi de 1872 : la justice déléguée et la création du Tribunal des conflits
Ce n’est qu’en 1872 qu’une avancée décisive a été réalisée avec la loi qui instaura des juridictions administratives autonomes. Cette loi transforma les organes administratifs en juridictions à part entière, mettant fin à l’administration-juge en tant que système complet.
- Création du Tribunal des conflits : Cette même loi a instauré le Tribunal des conflits, chargé de régler les conflits de compétence entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif. Cela permettait de déterminer quel ordre était compétent en cas de doute sur la nature d’un litige, garantissant une clarté dans la répartition des rôles entre les deux ordres de juridiction.
1889 : l’indépendance du Conseil d’État et la dualité juridictionnelle
Même après la loi de 1872, le juge administratif exerçait une justice déléguée, c’est-à-dire que le pouvoir de juger était encore perçu comme une délégation de l’État. Ce n’est qu’en 1889, avec l’arrêt « Cadot », que le Conseil d’État a définitivement abandonné l’idée de justice déléguée. Le juge administratif devint alors un juge indépendant, avec la responsabilité de contrôler l’action de l’État de manière impartiale.
- Conséquence : La naissance définitive de la dualité juridictionnelle française. Le Conseil d’État et les autres juridictions administratives devinrent des instances autonomes capables de juger les litiges entre l’administration et les administrés, créant ainsi un droit administratif spécifique, distinct du droit privé.
Le développement d’un droit spécifique : le Droit administratif
Avec la création et la consolidation des juridictions administratives, un droit spécifique s’est développé : le Droit administratif. Ce droit est formé par des règles spécifiques adaptées aux relations entre les personnes publiques (administrations, collectivités, établissements publics) et les particuliers. Ce droit, distinct du Droit civil qui régit les relations entre particuliers, permet de prendre en compte les spécificités de l’action publique, notamment le respect de l’intérêt général et l’usage de la puissance publique.
- Conséquence : Le Droit administratif français est aujourd’hui un domaine juridique à part entière, avec ses propres principes, ses règles spécifiques et ses juridictions. Le Conseil d’État en est la juridiction suprême et joue un rôle central dans l’élaboration et l’interprétation de ce droit.
En résumé, la séparation des juridictions judiciaires et administratives en France est le résultat d’un long processus historique, marqué par des édits royaux, des lois révolutionnaires et des réformes institutionnelles majeures. Ce système a permis de développer une dualité juridictionnelle où les juridictions judiciaires règlent les conflits entre particuliers, tandis que les juridictions administratives traitent des litiges impliquant l’administration. Cette évolution a également donné naissance à un droit administratif spécifique, garantissant un contrôle impartial de l’action de l’État tout en préservant la séparation des pouvoirs
III ) Les conséquences de la dualité de juridiction
La dualité des juridictions en France — judiciaire et administrative — a des conséquences importantes, non seulement en termes de compétence, mais aussi quant au droit applicable par chacune de ces juridictions. Chaque ordre de juridiction applique un corpus juridique distinct, ce qui soulève des difficultés lorsqu’il s’agit de déterminer la frontière entre les matières qui relèvent du droit privé (jugé par les juridictions judiciaires) et celles qui relèvent du droit public (jugé par les juridictions administratives).
Compétence et droit applicable
Dans ce système, la compétence d’une juridiction est directement liée à la nature du droit applicable :
- Si le juge administratif est compétent, il appliquera le droit public ou droit administratif, qui régit les relations entre les personnes publiques (administrations, collectivités) et les particuliers.
- Si le juge judiciaire est compétent, il appliquera le droit privé, y compris le droit civil, le droit pénal, ou le droit commercial, en fonction de la nature du litige.
Cette dualité a une conséquence directe : la compétence d’un ordre de juridiction implique automatiquement l’application du droit spécifique à cet ordre. Cela rend indispensable la délimitation précise de la frontière entre le droit privé et le droit public.
Le rôle du Tribunal des conflits
La difficulté majeure dans ce système réside dans le tracé de cette frontière entre les compétences respectives des juridictions judiciaires et administratives. Lorsque les deux ordres de juridiction estiment ne pas être compétents, ou au contraire se déclarent compétents pour une même affaire, il revient au Tribunal des conflits de trancher.
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Fonction du Tribunal des conflits : Cette juridiction, créée pour départager les conflits de compétence entre les deux ordres, est saisie lorsque la question de la compétence n’est pas claire. Le Tribunal des conflits décide si l’affaire doit être jugée par les juridictions judiciaires ou administratives, assurant ainsi que chaque litige est traité par la juridiction appropriée.
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Recours par l’administration : Le Tribunal des conflits peut également être saisi par l’administration lorsqu’elle estime qu’un conflit de compétence nécessite une clarification.
Les divergences et le dialogue entre les juridictions
En raison de la nature différente des droits appliqués, il arrive que les juridictions judiciaires et administratives apportent des réponses différentes à des problèmes similaires. Un exemple classique concerne la question de la responsabilité médicale :
- Si l’affaire concerne un hôpital public, c’est le juge administratif qui sera compétent, car il s’agit d’une activité de service public.
- Si l’affaire concerne une clinique privée, c’est le juge judiciaire qui sera compétent, car il s’agit d’une structure de droit privé.
Cependant, ces dernières années, un dialogue s’est instauré entre les deux ordres. La Cour de cassation (qui est la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire) et le Conseil d’État (qui est la plus haute juridiction de l’ordre administratif) ont œuvré pour rapprocher leurs points de vue, en particulier sur des questions complexes comme la responsabilité médicale et les droits fondamentaux. Ce dialogue vise à réduire les divergences dans les décisions rendues par les deux ordres de juridiction.
La spécificité de l’ordre administratif : l’intérêt général
Malgré ces efforts de convergence, une différence fondamentale persistera entre les deux ordres de juridiction : le juge administratif doit toujours prendre en compte l’intérêt général dans ses décisions. Cela fait du droit administratif un droit spécifique, adapté aux besoins de l’administration, qui doit protéger l’intérêt public tout en respectant les droits des administrés. Le juge judiciaire, quant à lui, n’a pas cette obligation de prise en compte de l’intérêt général lorsqu’il applique le droit privé.
Le rôle du juge judiciaire dans la protection des libertés individuelles
Bien que, en principe, le juge judiciaire ne soit pas compétent pour juger des actions de l’administration, il conserve une compétence résiduelle très importante : il est le gardien des libertés individuelles. Ainsi, lorsque l’administration porte atteinte aux droits fondamentaux des particuliers de manière illégale, notamment par voie de voie de fait, le juge judiciaire peut intervenir.
- La voie de fait se produit lorsque l’administration agit de manière tellement illégale qu’elle sort de son domaine d’action légitime. Par exemple, si l’administration prive arbitrairement une personne de ses droits fondamentaux (expropriation illégale, atteinte grave à la liberté individuelle), le juge judiciaire peut se prononcer, car il s’agit d’une violation des droits fondamentaux.
- Cette compétence judiciaire en matière de libertés individuelles constitue une exception notable à la règle générale selon laquelle l’administration est jugée par le juge administratif.
IV) Les juridictions « en dehors des 2 ordres »
Les juridictions « en dehors des ordres » sont des juridictions qui ne relèvent ni de l’ordre judiciaire ni de l’ordre administratif classiques, mais qui interviennent de manière supérieure ou transversale pour résoudre des conflits de compétences ou pour juger des affaires particulières impliquant des personnalités politiques. Ces juridictions jouent un rôle clé dans la structure juridique française, en s’assurant de la cohérence et du bon fonctionnement du système judiciaire et politique.
1. Le Tribunal des conflits
Le Tribunal des conflits est une juridiction spéciale qui intervient pour régler les conflits de compétence entre les juridictions judiciaires et les juridictions administratives. Son rôle est crucial pour déterminer quel ordre de juridiction est compétent lorsqu’il existe une incertitude, ou un désaccord, sur la nature d’une affaire.
- Conflits positifs : lorsque les deux ordres, judiciaire et administratif, se déclarent compétents pour une même affaire.
- Conflits négatifs : lorsque les deux ordres se déclarent incompétents, et qu’aucune juridiction ne veut connaître de l’affaire.
Le Tribunal des conflits garantit ainsi une répartition équitable des compétences entre les deux ordres, assurant une résolution rapide des questions de compétence.
2. Le Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel est une juridiction suprême en matière de contrôle de constitutionnalité. Il veille à ce que les lois votées par le Parlement et les actes du gouvernement respectent la Constitution française. Les décisions du Conseil constitutionnel sont contraignantes et s’imposent à toutes les autorités publiques, qu’il s’agisse des administrations ou des juridictions judiciaires.
- Contrôle a priori : le Conseil constitutionnel peut être saisi avant la promulgation d’une loi pour vérifier sa conformité à la Constitution.
- Contrôle a posteriori (QPC) : depuis la réforme de 2010, par le biais de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC), les justiciables peuvent saisir le Conseil constitutionnel pour contester une loi en vigueur, si elle est jugée contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution.
Les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent aux pouvoirs publics, mais aussi aux autorités administratives et judiciaires. Elles ne sont susceptibles d’aucun recours, ce qui renforce la place centrale de cette institution dans la hiérarchie des normes.
3. Les juridictions politiques
Les juridictions politiques sont des instances judiciaires créées spécifiquement pour juger des personnalités politiques en cas de faute pénale commise dans l’exercice de leurs fonctions. Elles dérogent aux juridictions ordinaires en raison de la nature des personnes jugées et de la composition de ces juridictions. Il existe deux principales juridictions politiques en France :
a. La Haute Cour
La Haute Cour est compétente pour juger le président de la République en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat. Il s’agit d’une procédure exceptionnelle visant à destituer le président en cas de faute grave.
- Elle est composée de parlementaires, ce qui renforce son caractère politique, et elle se prononce sur la destitution du chef de l’État, ce qui est distinct des procédures pénales ordinaires.
- Cette procédure est inscrite à l’article 68 de la Constitution française, mais elle est rarement utilisée.
b. La Cour de justice de la République (CJR)
La Cour de justice de la République (CJR) est compétente pour juger les ministres ou les anciens ministres pour les infractions commises dans l’exercice de leurs fonctions ministérielles. Elle a un rôle pénal spécifique, mais avec des particularités qui la distinguent des juridictions pénales classiques.
- Composition : la CJR est composée de parlementaires (députés et sénateurs) et de juges professionnels. Cette composition mixte reflète le caractère politique des affaires qu’elle traite.
- Procédure dérogatoire : la procédure devant la CJR diffère de la procédure pénale ordinaire. Les affaires jugées concernent des actions menées par les ministres dans l’exercice de leurs fonctions, ce qui confère à cette juridiction une dimension politique.