La question constitutionnelle sous l’Ancien régime
Depuis 1789, la France a connu une douzaine de constitutions (un peu plus d’une quinzaine au sens large), sans compter les réformes constitutionnelles. La première est celle de 1791, élaborée par l’Assemblée nationale constituante ; la seconde est celle de l’an I en 1793, première constitution républicaine mais qui demeure inappliquée ; la troisième est celle de l’an III en 1795. Mais qu’en était-il avant 1789 ?
Au XVIIIe siècle, la monarchie est le régime politique de droit commun, surtout en Europe où la dynastie des Capétiens règne depuis huit siècles et est perçue comme légitime. La royauté, elle, est vieille de treize siècles : il existe une royauté chrétienne depuis Clovis (fin du Ve siècle). Le roi est dit « très chrétien », il est sacré depuis Pépin le Bref en 751. La monarchie en France est devenue absolue, = en droit, le roi décide, en dernier ressort, sans qu’il y ait de contre-pouvoir pour l’en empêcher.
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Ce régime a été théorisé par plusieurs auteurs, notamment Jean Bodin pour la souveraineté (au XVIe siècle) ou encore par Bossuet pour le droit divin (au XVIIe siècle) :
- droit divin in abstracto : idée que tout pouvoir vient de Dieu
- droit divin in concreto : tout pouvoir vient de Dieu, mais en particulier le pouvoir du roi de France = le roi aura des comptes à rendre exclusivement à Dieu après sa mort (il est irresponsable devant ses sujets, responsable devant Dieu).
Dans ce cadre, une première question se pose aux juristes publicistes : existait-il ou non une constitution ? L’État monarchique en France n’a jamais été un despotisme sans frein, régi par le seul arbitraire du prince, mais avait-il pour autant une Constitution ? (I) Si oui, une seconde question se poserait alors : existait-il dans l’ancienne France l’équivalent d’un contrôle de la constitutionnalité des lois ? (II)
- I – La « Constitution »
Deux conceptions divisent encore aujourd’hui les historiens comme les juristes :
- une conception traditionnelle : les lois fondamentales (A)
- une conception révolutionnaire (B).
A / Les lois fondamentales
Les lois fondamentales du royaume ou de l’État sont un groupe de coutumes fixées entre le XIVe siècle et le XVIe siècle qui définissent le statut de la couronne de France :
- loi de succession ou « loi salique » : succession par ordre de primogéniture masculine légitime (exclusion des femmes et des descendants par les femmes)
- loi d’indisponibilité de la Couronne : la couronne n’appartient pas au roi, qui ne peut donc ni choisir son successeur, ni appliquer, = il ne peut pas disposer de la Couronne
- loi de continuité de la Couronne (// continuité de l’État) : « le roi ne meurt jamais », il prolonge la personne de son prédécesseur
- loi d’inaliénabilité du royaume et de la Couronne
- règle de catholicité du roi : cette règle relève de l’évidence sur la longue durée, mais a néanmoins été contestée au XVIe siècle par la Réforme protestante.
Toutes les fois qu’un roi de France a voulu enfreindre les lois fondamentales (ex: Louis XIV, inquiet de voir mourir successivement les successeurs possibles, a voulu habiliter ses fils naturels à la succession), les lois fondamentales ont fini par l’emporter sur la volonté contraire du monarque. Le roi se reconnaissait dans « l’heureuse impuissance » (expression de Louis XV) de modifier les lois existantes. Entre les lois fondamentales et les lois des rois, il apparaît une situation de hiérarchie des normes, qui a conduit et conduit encore aujourd’hui beaucoup d’auteurs à considérer que les lois fondamentales du royaume étaient la Constitution de l’ancienne France.
Dans l’ordre juridique de l’époque, il est évident que les lois fondamentales ont une valeur constitutionnelle, mais une objection surgit concernant leur contenu : masculinité, indisponibilité, catholicité… Ces règles coutumières ne régissent que le statut et le domaine de la Couronne ; mais qu’en est-il du reste ? Si les lois d’indisponibilité et d’inaliénabilité de la Couronne limitent le pouvoir du roi, en dehors de ces deux limites, quelle est l’étendue du pouvoir du roi ?
Sur de nombreux points, les lois fondamentales sont muettes ; si les lois fondamentales constituent en partie le pouvoir du roi, elle ne constituent cependant pas totalement ce pouvoir. Les lois fondamentales ne sauraient être à elles seules la Constitution de l’ancienne France.
Pour parvenir à une définition plus précise, il nous est difficile d’échapper à l’approche révolutionnaire de la notion de constitution.
B / La conception révolutionnaire
L’article 16 de la DDHC résume la position de la plupart des hommes de 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ».
Les révolutionnaires ajoutent deux conditions de forme à cette définition :
- une constitution doit être écrite, ce qui ne laisse désormais plus de place à des règles coutumières
- la constitution doit être l’œuvre de la nation souveraine ou de ses représentants.
L’ancien régime ne connaissait pas la répartition des fonctions entre les différents organes. Bien au contraire sous l’Ancien régime, le principe était celui de l’unité du pouvoir souverain du roi. De plus, il ne connaissait pas non plus de droits individuels qui auraient été opposables à l’État. Cette idée avait pris corps durant le XVIIIe siècle, mais n’avait encore reçu aucune consécration officielle dans le cadre de la monarchie.
→ Dans cette perspective moderne, la France n’avait alors pas de véritable constitution. C’est alors que les députés du tiers état rassemblés en Assemblée nationale prêtent le Serment du Jeu de Paume le 20 juin 1789 pour affermir la Constitution du royaume sur des fondements solides. Dès le 9 juillet, l’Assemblée nationale s’auto-proclame Assemblée nationale constituante.
- II – Opposition politique des Parlements et « contrôle de constitutionnalité »
La monarchie française n’est pas despotique. Le roi lui-même est assujetti non seulement aux lois fondamentales, mais aussi à un ordre juridique supérieur issu de Dieu, de la nature, longtemps appelé les « lois divines et naturelles ». Personne ne peut sanctionner le roi, mais si le roi enfreint l’ordre juridique supérieur, un certain nombre de pressions peuvent s’exercer sur lui (pressions juridiques, morales, religieuses…). Ces pressions s’exercent sur un personnage éduqué dans l’exercice de la fonction royale + le roi gouverne par conseil, = toute décision est délibérée, le roi tient compte des conseils avant de trancher sa loi. Il existe notamment des institutions chargées d’émettre des appréciations sur le fond, de remontrer au roi la vérité lorsqu’il se trompe, = rappeler le roi au respect des principes de sa propre monarchies. Parmi ces institutions, on trouve les Parlements.
Un tel système pouvait tourner aussi bien à l’opposition politique (A) qu’à une sorte de contrôle de constitutionnalité (B).
A / Une opposition politique
Les parlements de l’Ancien régime étaient les principales Cours de justice du royaume, au premier chef desquelles le Parlement de Paris ; ils enregistraient les édits et ordonnances du roi. Ce droit d’enregistrement était assorti du droit de remontrance, exercé le plus souvent par la cour récalcitrante lorsqu’elle refusait d’enregistrer la loi.
Le roi pouvait passer outre en recourant à un enregistrement forcé ; la plus solennelle de ces procédures était le lit de justice. Toutefois, cette procédure était impopulaire et bien souvent, le roi préférait ne pas insister. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les Parlements prétendent très habilement représenter la nation. Le roi ne va pas forcer la nation ; face aux parlements, le roi recule bien souvent.
Dans cette action des Parlements contre le « despotisme ministériel », beaucoup d’historiens du droit voient simplement une volonté de contrôler politiquement l’activité du gouvernement royal, contraire au principe de la monarchie absolue. Cette volonté a très souvent dégénéré, empêchant beaucoup de réformes utiles : opposition politique néfaste parce que systématique. Si cette vision est tout à fait exacte, il convient toutefois de lui apporter un complément.
B / Une ébauche de contrôle de constitutionnalité
Lorsque les magistrats d’un parlement refusaient d’enregistrer un édit, qu’ils estimaient contraire à un ordre juridique supérieur, la plupart de ces magistrats pensaient qu’ils accomplissaient leur devoir, devoir dérivé du devoir de conseil du vassal envers son seigneur. = Dans l’exercice de ce devoir, il n’y avait pas seulement une volonté d’opposition systématique.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le langage employé dans les remontrances se fait de plus en plus précis. Les parlementaires voulant bloquer un édit invoquent la « Constitution de l’État », la Constitution du royaume, Constitution de la monarchie, et parfois même la Constitution. C’est au nom de cette Constitution que les parlements critiquent la loi et paralysent le législateur.
≈ Tout se passe comme si les parlements exerçaient une sorte de contrôle de constitutionnalité, embryonnaire et imparfait puisque sans valeur juridique.
Cependant, ce contrôle est très efficace : le roi répugnait à affronter trop brutalement les oppositions + il pouvait arriver que les parlements, tout en s’inclinant, choisissent dans la pratique d’ignorer les décisions royales qu’ils estiment contraires au droit naturel.
Avec cette ébauche de contrôle de constitutionnalité, on trouve aussi le développement d’une ébauche de droit constitutionnel au sens presque actuel. Paradoxalement, cette ébauche de contrôle de constitutionnalité s’accommodait d’une Constitution dont le contenu exact demeurait des plus imprécis.
→ L’État monarchique d’ancien régime était beaucoup plus saisi par le droit qu’on ne l’admet d’ordinaire ; sur la longue durée, il a été une étape de « l’État de droit ». Or, la révolution française va connaître un phénomène inverse, assimilable en partie à une régression. Les révolutionnaires vont donner une définition précise de la Constitution, définition riche, à la fois matérielle et formelle, promise à un bel avenir. Mais dans le même élan, ils auront neutralisé pour longtemps la possibilité d’un véritable contrôle de la loi.
Dans leur optimisme qui aura pris la forme du « légicentrisme », les révolutionnaires seront persuadés que la loi est parfaite et qu’elle n’a donc pas besoin d’être contrôlée, dès lors qu’elle contient la volonté souveraine de la nation, volonté exprimée par les représentants de la nation, éclairée par la raison.