La démocratie selon Robespierre
Le 17 pluviôse an II (5 février 1794), Maximilien Robespierre, député à la Convention nationale et membre du Comité de Salut public, monte à la tribune de la Convention pour présenter un rapport fameux au titre significatif de la conception que se fait Robespierre de la politique : « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République ». Ce discours de Robespierre est d’une exceptionnelle richesse. À la date où il le prononce, cela fait plus d’un mois que la république jacobine et son gouvernement (établi le 10 octobre 1793) ont rétabli la situation calamiteuse.
Ce redressement effectif à lieu sur tous les fronts : à l’intérieur (en province) les insurrections girondines ont été écrasées dans le sang, notamment à Lyon. L’armée vendéenne a été exterminée le 23 décembre 1793, lors de la bataille de Savenay. Aux frontières du nord et de l’est, qui avaient été enfoncées en 1793, les résultats sont probants : la guerre de masse et l’offensive à outrance commencent à porter leurs fruits. Il faut toutefois noter que ce redressement général ne met pas fin à l’impression persistante des révolutionnaires d’être toujours environnés d’ennemis intérieurs comme extérieurs.
En politique intérieure, le gouvernement révolutionnaire est sur le point de se débarrasser de nouvelles oppositions. Les factions divisent la Montagne et corrompent la République en discréditant la révolution tout entière : les ultra-révolutionnaires (les exagérés, les hébertistes) / les indulgents, « modérantistes », dantonistes. Face à cette corruption, un sursaut moral s’impose, d’où le titre évocateur du discours de Robespierre.
Il est vrai que l’aggravation ininterrompue de la Terreur depuis quatre mois n’a pas produit tous les résultats attendus, ce qui conduit parfois les leaders jacobins à entourer d’un certain flou les perspectives d’avenir. La Constitution montagnarde du 24 juin 1793 (Constitution de l’an I) est suspendue jusqu’à la paix. Les leaders jacobins se prennent parfois à douter, n’annoncent pas un avenir radieux aussi proche qu’on pouvait l’espérer ; toutefois, il n’est pas interdit d’envisager cet avenir. C’est ce que fait Robespierre au comité de Salut public, où sa prééminence n’est pas encore contestée par ses collègues députés. Pour lui, il s’agit à terme de « remplir les vœux de la nature, accomplir les destins de l’humanité, tenir les promesses de la philosophie ». Ce programme ambitieux appelle trois remarques principales :
- La référence que fait Robespierre à la nature ne doit pas tromper. Même si les hommes de 1793 continuent d’employer un vocabulaire qui est en vogue depuis 1789, Robespierre ne voit pas les choses à la façon des hommes de 1789. Pour les jacobins, il s’agit beaucoup moins pour eux de garantir en société les droits naturels de l’homme (= démarche initiale des révolutionnaires en 1789) que d’affirmer désormais les droits supérieurs d’un peuple composé de citoyens, dont les mœurs doivent être façonnées de manière assez peu naturelle, par l’action du législateur.
- Robespierre affirme vouloir « tenir les promesses de la philosophie ». Mais Robespierre ne songe pas à toutes les philosophies du XVIII ème. Les Lumières françaises, pour beaucoup, étaient tellement rationalistes qu’elles se situaient au delà même du déisme, frisaient l’athéisme. Or, Robespierre déteste l’athéisme qui fait des ravages en France depuis des mois du fait des ultra-révolutionnaires. Au printemps 1794, Robespierre va s’efforcer de contrer les progrès de l’athéisme en faisant décréter par la Convention nationale le culte civique de l’être suprême. La philosophie de Robespierre est avant tout une morale, assez proche initialement de celle de Rousseau.
- On peut discerner une dimension universaliste dans l’allusion que fait Robespierre au « destin de l’humanité ». En 1794, la République jacobine est en guerre depuis des mois contre l’Europe entière, et se laisse de plus en plus obséder par les attaques multiformes de l’étranger. Le jacobinisme a donc assez vite changé de cap, tournant le dos à la grande fraternité universelle (≈ cosmopolitisme). Il s’est replié sur un véritable nationalisme, particulièrement xénophobe et violent.
Autrement dit, les premières phrases de notre extrait peuvent apparaître comme un procédé rhétorique, destiné à introduire la définition du seul régime politique susceptible selon Robespierre de réaliser des prodiges : la démocratie.
Robespierre n’intègre aucun des éléments de conjoncture indissociables de la définition du régime présent. D’autre part, il ne fait pas non plus allusion aux éléments de conjoncture extérieure. Dès lors, est ce qu’il ne s’agirait pas plutôt pour Robespierre de définir à la fois la démocratie en général et la démocratie de l’avenir (qui devra connaître la mise en vigueur de la Constitution de l’an I) ? Pour les jacobins, la proclamation juridique de la République (décrétée par les jacobins) n’a en fait rien réglé, la véritable république reste à fonder sur des bases plus solides et morales.
Pour traiter cette importante question, Robespierre procède de manière logique, en trois temps.
En premier lieu, Robespierre affirme l’identité entre la démocratie et la république (I), il explique ensuite ce que n’est pas l’objet de la démocratie (II), et enfin il explique ce qu’est la démocratie (III).
- I – Démocratie et République
Pour Robespierre, le seul type de gouvernement capable de réaliser des « prodiges » est le « gouvernement démocratique ou républicain ». Pour lui, ces deux mots sont synonymes en dépit du langage vulgaire. En dépit des apparences, cette équation politique n’a rien de banal. En affirmant sur le mode de l’évidence la synonymie des deux notions, il fait preuve de beaucoup plus de hardiesse conceptuelle qu’il n’y paraît à une simple lecture actuelle.
Les Jacobins invoquent constamment la liberté, mais sont étrangers à toute forme de libéralisme. Leur conception de la liberté ne fait pas l’objet d’une définition bien précise. Robespierre rejette l’analyse de Montesquieu (A), mais dans ce même discours, il rompt également avec Jean-Jacques Rousseau, auteur que pourtant il respectait et admirait profondément (B). Ce faisant, Robespierre confirme qu’il a abandonné sa propre analyse de la notion de République telle qu’il avait pu la formuler dans ses premières années de la Révolution (C).
A / Robespierre contre Montesquieu
Prétendre que démocratie et république sont synonymes, c’est rejeter De l’esprit des lois de Montesquieu.
Sous une appellation commune, Montesquieu distinguait deux formes de république : république démocratique / république aristocratique. L’une et l’autre étaient affirmées par un même principe : la vertu, qui prend une forme particulière dans chacun des deux. Dans la république démocratique, la vertu est assimilable à un civisme de tous les citoyens. ≠ Dans la république aristocratique, la vertu est plutôt une modération des grands qui dirigent la cité. Dans les deux cas, cette vertu « n’est point une vertu morale, c’est une vertu politique ». = Autonomie du politique par rapport à la morale.
Comme Montesquieu, Robespierre considère que la démocratie est un « amour de la patrie et de ses lois ». Mais cette formulation identique est trompeuse : chez Robespierre (≠ Montesquieu), il s’agit d’une vertu morale, qui n’est qu’accessoirement politique. Selon Robespierre, il est impossible que règne une quelconque vertu dans l’aristocratie, régime détestable. Il faudrait sacrifier les intérêts privés au profit de l’intérêt général : aucune aristocratie ne saurait être une république.
Robespierre et les Jacobins ne tirent pas leur moyen politique du droit, ni d’un art politique, mais bel et bien de la morale, individuelle mais qu’ils étendent à la collectivité entière. Les Jacobins veulent traduire la morale en politique. Une telle attitude n’est pas nouvelle : // attitude de Rousseau, qui avait écrit au livre IV de Emile ou de l’éducation (1762) : « Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux ».
B / Robespierre contre Rousseau
La synonymie entre démocratie et république est une réfutation de Montesquieu. Mais cette synonymie marque aussi une certaine rupture avec Rousseau. Dans son traité politique des philosophies Du Contrat social (livre II, chapitre 6), Rousseau écrit : « J’appelle donc République tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être. (…) Tout gouvernement légitime est républicain. » Par Gouvernement légitime, Rousseau entend un gouvernement guidé par la volonté générale, = gouvernement soumis au souverain, gouvernement qui serait le ministre du souverain.
Autrement dit, pour Rousseau, qui opère une distinction entre le régime et le gouvernement, un régime républicain peut avoir un gouvernement monarchique, aristocratique ou encore démocratique. Toute République comporte un élément démocratique, l’élément législatif : la loi doit être adoptée par le peuple réuni. Dans la république, le peuple fait la loi en disant quelle est la volonté générale. Mais techniquement, l’exécutif de cette république peut être aussi bien démocratique, qu’aritocratique ou monarchique. Pour sa part, Rousseau ne cache pas sa préférence pour le gouvernement aristocratique, il doute de la démocratie, ce régime où le gouvernement du peuple se confond avec le souverain. Pour lui, selon une formule demeurée célèbre, « le gouvernement démocratique ne conviendrait qu’à une seule hypothèse : celle d’un peuple de dieux ». Beaucoup d’auteurs continuent curieusement de voir aujourd’hui en JJ Rousseau un vrai démocrate, alors même qu’il est un républicain.
C / Robespierre contre Robespierre
Contrairement aux idées de beaucoup de révolutionnaires opportunistes, les idées de Robespierre n’ont pas beaucoup varié au cours de la Révolution française. Sans qu’on puisse parler d’un reniement, on peut parler d’un infléchissement majeur dans l’analyse de Robespierre.
Dans les premiers temps de la Révolution, Robespierre se montrait en partie fidèle à Rousseau, relativement à la notion de République. Même en juillet 1791 (au lendemain de l’affaire de Varennes), en pleine période de crise, Robespierre déclarait : « Le mot République ne signifie aucune forme particulière de gouvernement, il appartient à tout gouvernement d’hommes libres. […] Or, on peut être libre avec un monarque comme avec un Sénat. Qu’est ce que la Constitution française actuelle ? C’est une république avec un monarque. »
Robespierre a continué d’être prudent dans les premiers mois de 1792, à ce détail près qu’en 1792 il se disait républicain. Cet adjectif, en raison de la crise de Varennes, comportait désormais une connotation beaucoup plus radicale qu’auparavant. Pour le « premier Robespierre », il y avait république dès qu’il y avait souveraineté du peuple ; en cela, il était fidèle à Rousseau. Toutefois, cette souveraineté du peuple pouvait s’exprimer par des députés dotés d’un mandat représentatif. En cela, il divergeait déjà de Rousseau, qui avait rejeté le mandat représentatif (craignant que ce mandat conduise à trahir la volonté générale). Néanmoins, il n’avait pas encore rompu avec Rousseau.
L’émeute victorieuse du 10 août 1792 (// fin de la royauté constitutionnelle) a mis fin à ces nuances de formulation : dès lors, les Jacobins opposent à leur manière manichéenne les « mauvais régimes » (= la monarchie, tout régime qui ménage une place à un personnage portant le titre du roi / l’aristocratie) au « bon régime » (= la république, qui est en train de naître de l’exclusion du roi et de ses complices aristocrates). D’où l’assimilation presque mécanique de la république et de la démocratie, assimilation que Robespierre affirme sans pour autant l’expliquer. Il reste donc à Robespierre à donner une définition claire de cette république devenue démocratie, puisque ces deux notions sont devenues selon lui indissociables.
À l’époque de la révolution, l’assimilation qu’opérait Robespierre entre république et démocratie était hardie : beaucoup de révolutionnaires connaissaient leurs classiques, notamment l’antiquité romaine. En 509 avant JC, la vieille noblesse romaine, le patriciat, avait chassé les rois étrusques qui régnaient à Rome. Les patriciens avaient donc remplacé le regnum par la res publica, = la chose publique, chose du peuple. Le gouvernement de Rome était donc bien la chose du peuple. Mais cette république romaine, tout en restant une république, n’a pas été démocratique. Si pendant cinq siècles les membres de la noblesse romaines ont bien souvent fait preuve de leur amour de la patrie (la vertu), le peuple romain a été tenu à l’écart du pouvoir effectif. = Rome était de façon criante une république aristocratique.
De nos jours, non seulement l’assimilation république / démocratie ne choque plus personne, mais qui plus est elle semble aller de soi. C’est maintenant le langage vulgaire qui emploie indifféremment un mot pour un autre. Depuis plus d’un siècle, il est presque admis que la république est la démocratie / que la démocratie est la république. Cependant, cette assimilation ne se démontre pas vraiment, elle est faite sur le mode de l’évidence, sans plus de preuves que n’en avait Robespierre en 1794.
- II – Les fausses démocraties
Robespierre commence par refuser le nom de « démocratie » à deux types de régimes. Robespierre se veut démocrate, il est incontestablement révolutionnaire. Toutefois, chose remarquable chez un démocrate, Robespierre dénie la qualité de démocratie à la démocratie antique (A), mais aussi tout caractère démocratique aux pratiques des Sans-culottes de son temps (B).
A / La démocratie antique
« La démocratie n’est pas un État où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques. » Les Grecs de l’antiquité (IV – V ème siècle avant JC) n’auraient pas connu la démocratie ; cette démocratie athénienne n’aurait selon Robespierre pas été une véritable démocratie. Une telle affirmation conduit à s’interroger : Robespierre ne songe-t-il pas à l’impossibilité matérielle de faire régner cette pure démocratie dans un grand État territorial moderne ? (= impossibilité de faire intervenir tout le peuple assemblé pour traiter ensemble des affaires publiques). En réalité, la critique de Robespierre va plus loin. Ce n’est pas la première fois qu’il rejette la démocratie pure, régime qu’il considère sans règle et sans loi, régime de « caprice de la foule ». Sur ce point, Robespierre pourrait se rapprocher de Rousseau en distinguant le régime et le gouvernement : les citoyens de la République composent un peuple souverain, mais ces citoyens ont leurs faiblesses. Le peuple est prédisposé à la vertu, mais ces citoyens ne composant pas un « peuple de dieux », le gouvernement direct n’est pas souhaitable. Mais la synonymie qu’a établi Robespierre lui interdit de recourir à la distinction de Rousseau.
Avec audace, Robespierre va transformer une simple préférence en affirmation théorique générale = il juge néfaste le gouvernement direct du peuple, ne veut pas de la démocratie au sens d’Athènes, donc le gouvernement direct du peuple n’est pas la démocratie. = Habilité oratoire, forte dissimulation dans son discours.
Il ne faut pas négliger une possible association d’idées chez Robespierre, notamment dans sa dernière phrase : « en appelant tous les hommes à l’égalité et à la plénitude des droits du citoyen ». Il est possible que Robespierre ait eu à l’esprit le fait que la démocratie athénienne reposait sur l’esclavage. La démocratie athénienne n’avait pu fonctionner que parce qu’elle reposait sur la négation de l’égalité des hommes, l’esclavage qui déchargeait les citoyens d’une bonne partie de leurs tâches matérielles, leur laissant le loisir nécessaire pour pouvoir participer directement aux affaires publiques.
En effet, s’il songe peut-être à cet esclavagisme, c’est que la veille même du discours de Robespierre, la Convention nationale vient de voter le décret le décret qui abolissait l’esclavage dans les colonies françaises.
B / La démocratie sans-culotte
Après avoir dénié un peu vite à la démocratie antique sa qualité de démocratie, Robespierre rejette a fortiori la conception d’extrême-gauche de ce qu’on peut appeler une « démocratie sans-culotte », sectionnaire. Les démocraties sectionnaires correspondent aux aspirations des révolutionnaires qui militent dans les 48 sections, unités de vote de Paris devenues des tribunes politiques de quartier. Dans les sections, les sectionnaires composaient 48 minorités agissantes, chacune ayant tendance à se considérer comme parlant au nom du peuple, étant la voix et l’image du peuple.
C’est à cela que fait référence Robespierre lorsqu’il fait allusion à « cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideraient du sort de la société entière ». Robespierre imagine ici ce qui se passerait si l’on étendait la pratique des sections à l’échelle nationale.
« Un tel gouvernement n’a jamais existé, et il ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme ». Dans leur lutte plus ou moins récente pour le pouvoir, les Jacobins se sont souvent appuyés sur l’action des sans-culottes pour obtenir des résultats politiques, impossibles à atteindre sans l’aide des sans-culottes. Les exemples les plus probants sont celui du 10 août 1792 (émeute parisienne qui renverse la royauté constitutionnelle) et l’émeute parisienne du 2 juin 1793 (qui a permis que la Convention s’auto-épure en décrétant l’arrestation des principaux leaders girondins).
Néanmoins, tout change après la chute des Girondins : une fois que les Montagnards ou Jacobins sont maîtres du pouvoir, ils s’en tiennent au principe d’unité de la volonté générale. Même si la volonté générale n’est pas celle de Rousseau, cette volonté générale ne saurait être qu’une, elle ne peut échapper à ce principe d’unité. Cette unité de la volonté exclut tout fractionnement, toute dispersion. Or, à l’époque, le fractionnement et la dispersion sont inhérents au mouvement.
En 1793, les jacobins ont lutté contre le prétendu fédéralisme de leurs adversaires = la Gironde veut faire éclater la République, introduire la dispersion en s’appuyant sur la province contre Paris (≠ Montagnards).
Le groupe le plus extrémiste est le « groupe des enragés », groupe neutralisé à l’automne 1793. Ce n’est donc pas eux que vise Robespierre dans son discours, mais la faction ultra-révolutionnaire des « exagérés ». Robespierre soupçonne cette faction de conspirer au rétablissement du despotisme (= de la monarchie), et va éliminer ces exagérés. Il est délirant d’accuser la démocratie des sans-culottes de conduire au rétablissement de la monarchie. Mais si on se place du point de vue des jacobins, ce raisonnement a sa logique : les ultra-révolutionnaires s’opposent au gouvernement révolutionnaire = les opposants sont des ennemis du peuple, donc partisans du régime ennemi, la monarchie. → Syllogisme déformant qui partirait d’un fait pour aboutir à un quasi-fantasme.
- III – La véritable démocratie
Depuis la proclamation de la République (22 septembre 1792), Robespierre a eu maintes fois l’occasion d’exposer quel était son régime politique de prédilection. Si l’on consulte les discours de 1793, on peut constater que sous le nom de démocratie, Robespierre prône un régime représentatif, mais soumis à la vigilance du peuple. Celle-ci s’impose comme un ultime recours dans le cas où les représentants n’arrivent pas à résoudre leurs contradictions. Le 2 juin 1793, volonté de forcer la Convention nationale à s’épurer en éliminant les chefs girondins. La Convention n’y parvient pas = insurrection populaire.
Les Jacobins n’ont pas adhéré de gaieté de cœur au mandat représentatif : adhéré de raison. Méfiance de cœur, très rousseauiste à l’encontre d’une divergence de volonté qui pourrait surgir entre le peuple et ses représentants. La conversion des Jacobins n’a pas fait disparaître une sorte de méfiance envers la représentation politique. Cette méfiance est dépassée en 1794 ; en effet, au cours de l’année 1793, on a assisté à des dérives progressives où l’on a vu la représentation du peuple par la Convention nationale se faire de plus en plus fusionnelle, avec comme point d’aboutissement une véritable captation de souveraineté par la représentation. Les représentants sont devenus eux-mêmes le peuple.
Dans ce système qui n’est pas exposé en tant que tel, malgré les textes (la DDHC du 24 juin 1793), il ne peut plus y avoir de place pour une insurrection populaire, puisque les représentants gouvernants sont eux-mêmes le peuple = plus de place pour la démocratie.
Cette dérive conceptuelle des Jacobins pourrait être considérée comme conjoncturelle, accidentelle.
Selon Robespierre : « La démocratie est un État où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne peut faire lui-même. » Présentation de la démocratie en retrait par rapport à la dérive fusionnelle. Fait-elle retour à la conception antérieure de Robespierre ? → Non, car il manque le droit à l’insurrection.
Dans le corps de la définition que donne Robespierre à la démocratie, il faut noter une réminiscence troublante de Montesquieu (De l’esprit des lois : « Il faut que le peuple fasse par ses représentants ce qu’il ne peut faire par lui-même. »). Cet emprunt n’a rien d’étonnant et de signifiant : Robespierre est un homme cultivé qui a lu et médité sur Montesquieu + rien de significatif sur le fond de la doctrine.
La définition que nous donne Robespierre comporte quatre éléments principaux :
- la souveraineté du peuple
- le principe d’égalité (A)
- la notion de peuple législateur (B)
- l’idée d’une plénitude des droits du citoyen (C).
A / L’égalité
À la base sociale de la République jacobine, il y a l’égalité. Dans ce principe, les Jacobins en ont tiré toutes les conséquences : ils ont accordé le suffrage universel. Mais l’égalité selon les Jacobins transcende très largement l’égalité des droits. En effet, dans la nouvelle DDHC de 1793, l’égalité est elle-même devenue un droit, le premier des droits naturels de l’homme.
Le 24 avril 1793, alors que la Convention débattait du texte de la nouvelle DDHC, Robespierre analysait la propriété non plus comme un droit naturel de l’homme, inviolable et sacré, mais comme une simple institution sociale déterminée par la loi positive.
Art. 6 du projet personnel de Robespierre pour la Déclaration des droits : « La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. »
Mais Robespierre prend soin de préciser que « l’égalité des biens est une chimère » = pas question d’établir un quelconque communisme des biens, partage des terres et biens fonciers (= l’idée d’une loi agraire est à écarter).
Chez les Jacobins comme chez Rousseau, cette égalité propice à l’épanouissement de la vertu suppose la disparition de la pauvreté, et de l’excès de richesse. C’est sur cette base égalitariste obtenue par l’action vigoureuse de la loi que pourra être fondée la véritable démocratie : « L’égalité est l’essence de la République et de la démocratie ».
B / Le peuple législateur
Il évoque un peuple souverain guidé par des lois, suggère l’adoption des lois par le peuple souverain. Pour cela, il n’existe qu’un procédé réalisable : le référendum législatif. Le référendum aurait dû être organisé toutes les fois qu’une loi proposée par l’Assemblée aurait fait l’objet d’une réclamation selon la déclaration montagnarde. Selon la Constitution de l’an I, le peuple aurait pu voter certaines lois qui dès lors, auraient été son ouvrage. Trois remarques :
- Dans la Constitution de 1793, il s’agissait seulement pour le peuple de se prononcer sur les lois pour lesquelles il y aurait eu une réclamation, pas toutes les lois.
- Vu la lourdeur de la procédure envisagée par cette constitution et le délai fixé de 40 jours pour la réclamation, le recours au référendum législatif aurait été très difficile, et à coup sûr rarissime.
- Il est certain aujourd’hui que les Jacobins n’ont jamais eu l’intention de faire entrer en vigueur la Constitution de l’an I. → Sincérité de Robespierre ?
C / La plénitude des droits du citoyen
« Un État pour le peuple fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire » : est ce que la Convention et ses comités laissaient faire au peuple ce qu’il pouvait bien faire ?
La nouvelle Constitution était suspendue au mépris d’un référendum approbatif, mais les élections aussi. = Double neutralisation, du pouvoir constituant du peuple et du droit de vote des citoyens. Le pouvoir constituant est la marque essentielle de la souveraineté.
Conception jacobine indépendante des circonstances révolutionnaires. = Le pouvoir effectif du peuple, dans une république jacobine apaisée, n’aurait sans doute pas été beaucoup plus étendue que dans la république jacobine en temps de révolution. L’avenir que proposent aux Français les Jacobins ressemble étrangement à leur présent. L’un des éléments qui permet cette affirmation est la phrase de Robespierre : « Les Français sont le premier peuple du monde qui ait établi la véritable démocratie. » = Dans la pensée de Robespierre, la démocratie n’est pas seulement un rêve pour l’avenir proche ou lointain, mais déjà une réalité présente, vivante, concrète.
En quoi peut consister cette « plénitude des droits du citoyen » ? = Elle consiste essentiellement en l’égalité sociale (vers laquelle on s’achemine à grands pas) traduite par une réduction des écarts de fortune, et l’égalité politique (suffrage universel masculin établi en 1793). Au sommet trône la représentation politique à la façon jacobine : représentants et masse des citoyens.
= Régime d’adhésion et non de participation populaire aux affaires publiques. Un tel régime, quel que soit l’angle sous lequel on l’examine, de toute évidence, est moins démocratique que les deux fausses démocraties qu’a dénoncées Robespierre.
→ Il y aurait une certaine ironie dans l’histoire. Ce régime évoqué par Robespierre sous le nom de « démocratie », quel que soit l’angle sous lequel on l’examine, est de toute évidence moins démocratique que les deux fausses démocraties que dénonçait Robespierre : il s’agit là d’un régime d’adhésion, et non de participation populaire aux affaires publiques. Toutefois, sans que l’on puisse affirmer l’existence d’une filiation directe, on pourra juger quelque peu troublantes les similitudes entre cette démocratie jacobine du présent et des régimes politiques qui au XXe siècle se qualifieront eux aussi de démocraties, sans être des démocraties.