La Terreur

La Terreur

Le mot « terreur » est associé historiquement au millésime Quatre-vingt-treize de Victor Hugo. Ce mot est employé par les historiens pour désigner une période particulière de la Révolution française, période située entre septembre 1793 (en septembre annonce par la Convention nationale de la Terreur) et juillet 1794 (9 thermidor an II, chute de Robespierre).

 

Ce cadre chronologique est commode, mais il ne faudrait pas s’y laisser enfermer : avant de devenir un système étatique, la Terreur avait déjà été auparavant un climat, et à l’occasion une pratique. Elle peut faire l’objet de nombreuses approches, typologies, selon qu’on choisit de se référer à sa source, sa chronologie interne, sa couleur politique, sa fonction :

 

  • Si l’on se réfère à la source de la Terreur, on peut établir une opposition classique entre des terreurs spontanées venues d’en bas, et la terreur d’État imposée par le haut.
  • En s’attachant à la chronologie interne de la terreur, distinction classique entre une première terreur (août et septembre 1792 dans la foulée de la chute de la royauté le 10 août 1792), la Terreur (1793) et la Grande Terreur (juin et juillet 1794).
  • Quant à la couleur politique, opposition classique entre la Terreur bleue (républicaine) et la Terreur blanche (contre-révolutionnaire).
  • Pour ce qu’il est de la fonction, on peut distinguer une fonction négative (= idée de riposte à des dangers immédiats, réponse différée à l’Ancien régime monarchique et à la supposée violence d’État) et une fonction positive (= la Terreur comme moyen de gouvernement, de régénération).

 

La Terreur bleue forme un tout, ce qui contribue à lui donner une efficacité redoutable ; mais dès qu’on entreprend de dégager les divers éléments de ce tout, on se rend compte qu’il manque d’homogénéité. En effet, la Terreur apparaît à la fois comme rationnelle et irrationnelle : rationnelle en tant qu’elle est une arme, un levier aux mains des Jacobins au pouvoir en 1793-1794 / dans le même temps, en contrepoint, la Terreur est aussi irrationnelle : elle sert à produire une réalité artificielle, elle apparaît comme le moyen pour ses acteurs d’affirmer la légitimité de leur combat révolutionnaire et la réalité même de la Révolution en marche.

 

Il ne faut pas s’étonner qu’elle ait un aspect rationnel et irrationnel ; les phénomènes révolutionnaires connaissent en effet très souvent une dérive saturnienne (< Saturne, qui dévorait ses propres enfants), ainsi qu’une hypertrophie du concept d’ennemi. La terreur est rationnelle en tant qu’arme du gouvernement et instrument de régénération (I), mais elle est dans le même temps irrationnelle comme productrice indispensable de finalité et de réalité révolutionnaire (II).

 

  1. I – Une Terreur rationnelle

La raison a pu fonctionner de différentes manières, notamment sous trois aspects : l’aspect défensif d’une terreur en riposte (A), l’aspect offensif d’une terreur brute (B), et l’aspect constructif d’une terreur porteuse d’unité et de régénération (C).

 

A / La Terreur comme riposte

 

  • a) Une thèse plausible

En mars 1793, la jeune République française est attaquée de toutes parts (extérieur et intérieur) : elle est menacée dans son existence même. Dès lors, une réaction vigoureuse s’impose ; pour faire front, la Convention nationale va décréter au nom du salut public des mesures de plus en plus énergiques. L’expression « salut public » peut être entendue dans un sens simplement, étroitement sécuritaire : il s’agirait en ce cas de défendre d’abord les frontières, puis l’ordre interne menacé par les complots et les insurrections. C’est ce second aspect de la défense qui justifierait la Terreur. Cette conception sécuritaire du salut public peut faire songer le juriste d’aujourd’hui à des notions modernes : État d’exception, de circonstances exceptionnelles. En 1793, tous les républicains sincères peuvent se rallier de bonne foi à cette notion sécuritaire de « salut public » par un réflexe de défense républicaine.

 

Néanmoins, les députés de la Plaine et les Girondins peuvent être amenés à voter avec les Montagnards des mesures pouvant être qualifiées de « pré-terroristes ».

 

  • b) Le sens des mots

À la différence de l’historien qui peut analyser tranquillement, les députés à la Convention devaient à la fois écouter le discours, le comprendre, et agir pour réagir dans l’immédiat et presque toujours dans l’urgence. Comment s’étonner dans ces conditions de la relative myopie d’un certain nombre d’entre eux face à la nature profonde de la Terreur ? D’autant que cette myopie a pu être entretenue dans un premier temps par le discours même du jacobinisme au pouvoir. En effet, le discours jacobin comporte souvent plusieurs discours de compréhension, voire un véritable double sens.

 

Par exemple, le 10 octobre 1793, Saint Just prononce devant la Convention nationale un rapport sur la nécessité de créer un gouvernement provisoire qui serait révolutionnaire jusqu’à la paix. Dans ce discours, Saint Just parle notamment de « comprimer la minorité monarchique », = punir, gouverner par le glaive. Toutefois, à aucun moment il ne parle de tuer ni exterminer. De même, le 17 pluviôse an II (5 février 1794), Robespierre définit dans un discours la Terreur comme une justice prompte, sévère, inflexible, mais une justice tout de même, laquelle serait une conséquence de la vertu. Selon Robespierre, la vertu est le principe général de la démocratie, = la Terreur est donc une application de ce principe de vertu à ce que Robespierre appelle les plus pressants besoins de la patrie.

 

Quand on relit ces thèses, on s’aperçoit qu’il arrive souvent que les mots prononcés à la tribune de la Convention soient moins forts que leur contenu. Beaucoup de députés ont peur, mais aussi peuvent être abusés par le discours officiel + par le vocabulaire, qui a pu subir depuis 1789 une inflexion de sens (ex: justice, patrie, liberté, égalité…). Derrière les principes apparemment clairs, les députés ne saisissent sans doute pas toutes les conséquences pratiques de ces principes, auxquels ils se rallient. Ainsi, lorsqu’ils adoptent des décrets au nom du salut public, il est probable que beaucoup d’entre eux n’aient pas discerné la définition précise de ce salut public.

 

  • c) Une thèse contredite par les faits

Ici, l’examen de la chronologie révolutionnaire est particulièrement instructif.

  • S’il s’agissait seulement de la sécurité de la République, pourquoi avoir mis la Terreur à l’ordre du jour en septembre 1793, au moment précis où la situation générale commençait enfin à s’améliorer ?
  • De plus, pourquoi durcir ensuite cette terreur quand la situation est rétablie sur tous les fronts, extérieurs comme intérieurs (≈ décembre 1793) ? L’exemple de l’insurrection vendéenne est frappant : l’armée catholique et royale insurgée contre la République est anéantie le 23 décembre 1793 à la bataille de Savenay ; le général Westermann (vainqueur) annonce alors à la Convention qu’« il n’y a plus de Vendée ».
  • La même interrogation dubitative s’impose pour la fin de la période (juin-juillet 1794) : la « Grande Terreur » ensanglante la ville de Paris au moment même où les armées de la république triomphent en Belgique avec la victoire du général Jourdan.

 

Ainsi, la Terreur peut être considérée comme une riposte en partie peut-être au tout début de la période (octobre 1793), mais elle devient très vite autonome et indépendante des périls et dangers, peut-être même était-elle autonome dès l’origine.

 

B / La Terreur sans habillage idéologique

Les révolutionnaires français sont des hommes du siècle des Lumières. Par conséquent, il ne faut pas s’étonner de les voir prôner des idées rationalistes, invoquant la Raison. Cependant, ce n’est pas toujours la Raison philosophique qui a présidé à tous les comportements révolutionnaires. D’autres raisons plus terre-à-terre ont pu interférer ; par exemple, Danton (a) éclaire une conception plus simple et brute de la Terreur (b).

 

  • a) L’exemple de Danton

La journée révolutionnaire du 10 août 1792 et le coup d’État qui a suivi en renversant la royauté constitutionnelle, ont propulsé Georges-Jacques Danton au ministère de la Justice.

 

À ce titre, il est membre du nouveau conseil exécutif provisoire (qui réunit les ministres désignés par l’Assemblée législative en remplacement des ministres de Louis XVI). Homme fort, il écrase les autres ministres, à commencer par le ministre de l’Intérieur, le girondin Roland.

 

De fait, c’est Danton qui, outrepassant ses fonctions, se démène le plus pour imposer à la France le changement de régime qui vient de s’opérer. Pour faire accepter ce changement à la France, il est nécessaire de faire pression sur la province, où beaucoup de Français sont tentés de rester fidèles à la Constitution de 1791.

 

C’est pendant cette période de transition délicate qu’interviennent à Paris les massacres entre le 2 et le 6 septembre 1792, durant lesquels les sans-culottes entreprennent de purger eux-mêmes les prisons pour y enfermer tous les conspirateurs. Une légende fait de Danton le principal coupable de ces massacres ; pourtant, il ne les a pas encouragés. Toutefois, en tant que ministre de la Justice, Danton était parfaitement informé de l’imminence des massacres ; cependant, il a volontairement laissé faire : « Je me fous bien des prisonniers, qu’ils deviennent ce qu’ils pourront ». Par la suite, il s’est agi d’expliquer l’événement de septembre. Ainsi, Danton a adopté le discours ordinaire des révolutionnaires qui voulaient exécuter les massacres : les « Septembriseurs », = discours d’excuse, d’absolution qui deviendra la thèse quasi-officielle l’année suivante, Danton parle de « justice », de « vengeance » du peuple. Cependant, en privé, Danton accepte d’assumer toutes ses responsabilités dans l’opération de septembre. C’est ce qu’il fait devant le général de Chartres (fils du duc d’Orléans, futur Louis-Philippe), qui rapportera les propos de Danton dans ses mémoires : « Ces massacres de septembre, voulez-vous savoir qui les a fait faire ? C’est moi. J’ai voulu mettre une rivière de sang entre eux et les émigrés. » Il aura un aveu plus cru et plus subtile face au Comte de Ségur : « Vous oubliez que nous sommes de la canaille, que nous sortons du ruisseau et que nous ne pouvons gouverner qu’en faisant peur. »

 

→ Ces actes de Terreur semi-spontanés, semi-organisés, ont été discrètement mais efficacement instrumentalisés par l’État pour des raisons d’opportunité. = Terreur brute, qui n’a pas besoin d’être enjolivée ; cette Terreur brute était probablement en 1792 la méthode la plus sûre pour intimider les opposants et imposer au pays encore réticent un pouvoir encore minoritaire dans l’opinion, qui est resté minoritaire en France jusqu’à la chute de Robespierre le 9 thermidor an II.

 

  • b) Une Terreur brute

Danton n’a pas été le seul à concevoir la Terreur et à l’utiliser comme un instrument de pouvoir. Tout au long de la période de 1792 à 1794, il y a eu des terroristes beaucoup plus notoires que Danton, bien que moins connus, mais aussi des révolutionnaires opportunistes ou un peu limités sur le plan doctrinal. Tous ces hommes ont pu ne voir dans la Terreur quasi-cyniquement qu’un moyen efficace d’assurer le nouvel ordre révolutionnaire, puis de le consolider.

 

De même, comme dans toutes les périodes troubles, de simples citoyens pouvaient trouver leur intérêt dans le système terroriste du moment. La délation patriotique a pu être utilisée à des fins moins glorieuses. Pour voir dans la Terreur un moyen d’assurer le nouveau ordre révolutionnaire, il n’y avait pas besoin d’une justification doctrinale. Néanmoins, par delà ce constat, il ne faut pas oublier que la Terreur jacobine a surtout une dimension idéologique.

 

C / Unité et régénération par la Terreur

Les limites de l’idée d’une Terreur-riposte sont criantes dès la fin de décembre 1793. À cette époque, on pourrait croire que la situation est rétablie : elle est rétablie militairement à l’intérieur et à l’extérieur, mais l’œuvre des Jacobins au pouvoir n’est pas accomplie pour autant, sur les plans social, politique et moral. C’est pourquoi la Terreur doit être, avec la vertu, l’un des deux ressorts du gouvernement révolutionnaire de l’an II, qui doit assurer à la fois l’unité de la République (a) et la régénération du peuple (b).

 

  • a) L’unité de la République

Les gouvernants jacobins ne cessent d’invoquer le peuple souverain, un, vertueux. Ces représentants vertueux du peuple ont de plus en plus tendance à représenter le peuple, mais aussi à s’identifier à lui, à se considérer eux-mêmes comme étant le peuple, ce qui ne laisse pas la moindre place au pluralisme politique. Or, cette conception de l’unité se heurte à une sorte de loi sociologique qui avait plusieurs fois produit ses effets depuis le début de la révolution (en 1789, 1791, 1792…) ; cette loi sociologique serait la « loi de division tendancielle des mouvements révolutionnaires ». Cf Mounier, l’un des leaders des débuts de la Révolution, qui a été débordé dès la DDHC, a subi une déroute en septembre 1789 dans le débat constitutionnel (où il désirait une monarchie à l’anglaise, selon le modèle de Montesquieu), et bascule peu à peu dans la contre-révolution. = Les révolutionnaires invoquent constamment l’unité, mais ont tendance à se diviser.

 

Cf coupure entre les Girondins et les Montagnards : une fois que les Girondins sont guillotinés le 31 octobre 1793, les Montagnards devraient considérer que le terrain politique est libre. En effet, contre les Girondins, les Montagnards avaient réussi à rester unis. Mais après la crise de l’été 1793, on voit que la désunion s’installe au sein même des Montagnards. Jusqu’alors, la Terreur avait servi à éliminer des adversaires politiques (ex: Marie-Antoinette, les Girondins, Antoine Barnave et les Feuillants…). Mais désormais, la Terreur va être l’instrument d’une épuration interne. Il va s’agir alors d’éliminer les factions qui divisent et corrompent la Montagne, faisant par conséquent œuvre contre-révolutionnaire en la discréditant. Ainsi, dans un premier temps ce sont les Hébertistes (ultra-révolutionnaires) qui prennent le pouvoir, suivis des Dantonistes, après deux véritables farces judiciaires, caractérisées par l’amalgame politique artificiel des accusés (système de la fournée), par le trucage de la procédure… Dans l’immédiat, le résultat semble obtenu : par l’élimination des factions, l’unité de la Montagne semble sauvegardée.

 

Mais si ces épurations destinées à maintenir l’unité républicaine frappe surtout le personnel dirigeant, la Terreur sert également beaucoup plus largement à la régénération du peuple.

 

  • b) La régénération du peuple.

Conformément à l’étymologie latine, le véritable « Salut public » est le salut du peuple : il suppose une régénération complète. Une fois que cette régénération complète aura été opérée par le gouvernement, alors seulement le peuple sera constitué, et c’est sur cette base que sera fondée la République.

 

En tant que système de fabulations collectives, les mythes sont bien souvent irrationnels. Le mythe jacobin n’échappe pas à la règle, il est en partie irrationnel et ne peut pas se voir opposer la contradiction. Néanmoins, ce mythe est politique (cf Georges Sorel), donc une arme mobilisatrice et tout à fait moderne : le mythe jacobin annonce un âge d’or, pensé en tant qu’avenir (≠ et non plus en tant que retour à un passé idéalisé comme c’était le cas autrefois).

 

La notion de régénération n’est pas nouvelle en 1793. Déjà, les hommes de 1789 étaient soucieux de régénération, et voulaient redécouvrir la vraie nature de l’homme afin de construire une cité aussi parfaite que possible : ils entendaient renouer par la raison avec le bonheur de la nature. Cependant, les Jacobins, à la différence des hommes de 1789, entendent bien créer un homme nouveau, qui ne se conçoit dans leur esprit que comme citoyen, membre du peuple. = En 1793, l’individu doit se diluer dans une identité collective : le peuple (≠ en 1789, l’individualisme et les droits naturels de l’homme primaient). Les droits naturels de l’homme et ses intérêts particuliers tendent à s’effacer devant les droits du peuple en tant qu’un être collectif.

 

Le salut de ce peuple sera obtenu par la mise en place de nouvelles institutions sociales qui vont permettre d’instituer la société, en prônant la vertu : en attendant, le salut de ce peuple passe par la Terreur. Que la Terreur soit ou non une émanation de la vertu, elle est la voix par excellence de la régénération du peuple.

 

Les hommes de 1789 excluaient volontiers leurs adversaires, mais cette exclusion ne devait pas prendre une forme physique, ≠ en 1793, il s’agit d’éliminer physiquement les ennemis actifs et armés du peuple, mais aussi tous les individus étrangers au peuple vertueux. Seul est citoyen celui qui par sa vertu a su faire le sacrifice de ses intérêts particuliers, et par conséquent adhèrent à la révolution et aux principes jacobins.

 

Plusieurs phrases de Robespierre illustrent ceci :

  • Dans son discours du 5 février 1794, Robespierre énonce : « Il n’y a de citoyens dans la République que les républicains » (= il n’y a pas de mauvais citoyen, les autres sont ennemis par voie de conséquence).
  • Le 25 décembre 1793 : « Le gouvernement révolutionnaire ne doit aux ennemis du peuple que la mort. »

 

Beaucoup de révolutionnaires ont fait une lecture trop hâtive de J-J Rousseau. En matière politique, Rousseau envisage l’hypothèse de l’insociable, = celui qui se met à l’écart de la cité, n’adhère par à la religion civile. Celui-là doit selon Rousseau doit être puni de bannissement, doit être chassé du territoire. En revanche, Rousseau parle également du renégat, = celui qui renie la cité après y avoir adhéré. Ce dernier doit être effectivement puni de mort.

 

La Terreur permet d’élaguer, de réduire la population aux dimensions du peuple vertueux. Ceux qui sont hors du peuple, donc promis à la mort, sont tous ceux qui participent du vice : passé compromettant, opinions déviantes, intentions d’opinions politiques, voire par le statut social, etc.

 

En effet, en 1793 on se méfie des classes aisées qui privilégient leurs intérêts privés. De même, une situation sociale trop éminente, si son bénéficiaire ne se montre pas assez révolutionnaire, peut faire basculer l’individu dans l’enfer du vice. Comme J-J Rousseau, les Jacobins préconisent une société égalitaire, une société de paysans et d’artisans, de citoyens qui se contentent de peu (aussi bien pour le logement que pour l’habillement, la nourriture…). Dans cette société sans riches ni pauvres, le statut de la propriété, ce droit naturel et inviolable de 1789, ne serait alors simplement plus qu’une institution sociale encadrée.

 

Dans l’attente de cet âge d’or, il y a toutefois des riches, soumis à des taxes et emplois forcés sous le regard des citoyens. À la moindre erreur, il peut devenir un ennemi du peuple et être promis à l’élimination. Cette entreprise de terreur-régénération a des conséquences, notamment en matière administrative. En effet, l’administration elle aussi doit être régénérée, purgée de ses éléments vicieux au profit de nouveaux agents. La difficulté réside dans le fait que les Jacobins considèrent l’administration comme corruptrice en elle-même ; par conséquent, elle va corrompre les nouveaux agents, bons patriotes nommés en remplacement des mauvais. On a donc systématisé ce cercle vicieux par la pratique de l’épuration permanente, = aspect administratif d’une entreprise de régénération plus vaste, qui nous a conduit au delà de la rationalité.

  1. II – La Terreur irrationnelle

La Terreur-régénération comportait en elle-même un risque de dérapage ; ce risque s’est vite concrétisé. Par delà l’élimination de l’ennemi, la doctrine jacobine a conduit presque logiquement à une véritable fabrication d’ennemis destinés à la mort (A). Dans le même temps, la dynamique révolutionnaire en elle-même aboutissait à un phénomène identique (B), avec comme résultat indispensable une création permanente de réalités révolutionnaires (C).

 

A / La fabrication de l’ennemi

Le jacobinisme, tout comme la doctrine de J-J Rousseau, a des fondements moraux. Cette doctrine se veut d’abord une morale politique : opposition entre le bien et le mal, la vertu et le vice, l’ami et l’ennemi. Ce fondement moral ne laisse aucun espace libre aux situations intermédiaires entre le bien et le mal. Cette logique conduit au dérapage (a) ; au lieu d’être corrigé, ce dérapage va être légalisé (b).

 

  • a) Un dérapage doctrinal

Le 10 octobre 1793, Saint Just dénonce tous ceux qui n’adhèrent pas activement aux idéaux et pratiques de la révolution jacobine = « Vous avez à punir quiconque est passif dans la République et ne fait rien pour elle ».

 

Dans la vision jacobine du monde, tout homme doit nécessairement appartenir à la sphère du vice ou à la sphère de la vertu. Or, les mitigés, les réservés, les réticents, les conciliateurs, les prudents, les bavards…, ne sont pas des êtres vertueux, et sont donc rejetés en bloc dans la sphère du vice. Tous ces déviants viennent grossir la masse des ennemis du peuple. Vu le nombre considérable des individus pouvant appartenir à cette catégorie, on conçoit sans difficulté que le danger ait pu être jugé omniprésent en 1793-94. Bien sûr à l’époque, la République remporte des succès de plus en plus encourageants ; cependant, ces succès ne permettent pas de dire que la situation s’améliore. Le 5 février 1794, Robespierre suggère même le contraire : « Qu’il y aurait de légèreté à regarder quelques victoires remportées par le patriotisme comme la fin de tous nos dangers ! On sent que le crime intimidé n’a fait que couvrir sa marche avec plus d’adresse. » = recours au sentiment et non à la raison. En d’autres termes, cela signifie qu’un ennemi vaincu est plus dangereux qu’auparavant, parce qu’il se cache mieux. Si les ennemis sont absents ou cachés, le Jacobin est donc amené à inventer des ennemis imaginaires. Les hommes de 1793 ont été conduits à inventer des ennemis de plus en plus nombreux, mais de surcroît insaisissables.

 

Dans la perspective qui était celle de la Révolution française depuis 1789 = le légicentrisme, on serait tenté de penser que seule une loi aurait pu conduire au retour de la rationalité, en définissant clairement ce qu’était un ennemi. Mais la loi en 1793 était devenue l’arme juridique par excellence des Jacobins au pouvoir. C’est donc une loi qui, au lieu de corriger rationnellement le dérapage doctrinal des Jacobins, va consacrer ce dérapage et par là même son irrationalité.

 

  • b) Une consécration légale

La Convention nationale a décidé de suspendre la Constitution de 1793. Elle se trouve donc à la tête du gouvernement provisoire. Sous le régime de ce gouvernement révolutionnaire, il existait deux sortes de décrets (ou lois). Parmi ceux-ci, certains étaient dits « révolutionnaires ». Ils primaient les lois ordinaires, qui étaient conçues comme des instruments de gouvernement, des armes pour l’action politique immédiate. Elles devaient être exécutées plus rapidement que les autres et être appliquées « révolutionnairement ». On ne recourrait pas à la pyramide ordinaire mais on avait recours à des organes proprement révolutionnaires, qui offrent une garantie politique aux lois. Localement, on trouve des comités de surveillance des suspects, le tribunal révolutionnaire de Paris.

 

La plus célèbre, la loi du 22 Prairial an II, préparée par le Comité de salut public, proposée à la Convention nationale par le député Couthon (ami de Robespierre), ce qui donne à la loi son label doctrinal jacobins. Cette « nouvelle loi des suspects », = le décret du 17 septembre 93 marque le début de la terreur mettant l’accent sur la nécessité de procéder sur tout le territoire à l’arrestation de tous les suspects. Or dans celle de Couthon, « il s’agit moins de les punir que des les anéantir » ; il faut donc éliminer les ennemis et non plus les suspects.

 

Dans une perspective légicentriste, on pourrait s’attendre à avoir une définition des ennemis :

 

  • art.4 de la loi : « ceux qui cherchent à anéantir la liberté publique soit par la force, soit par la ruse »
  • art.6 : « sont réputés ennemis du peuple, ceux qui auront répandu de fausses nouvelles pour diviser ou pour troubler le peuple » = l’intention criminelle serait présumée. Plus largement « sont réputés ennemis du peuple, ceux qui par quelque moyen que ce soit et de quelque dehors (apparence) qu’il se couvre auront attenté à la liberté, l’unité, la sûreté de la République… ».

 

= Il n’existe donc pas de définition précise de l’ennemi du peuple ; la liste est assez vague pour être extensible à l’infini, en dehors de toute raison. Or, c’est la loi qui en a décidé ainsi.

 

Désormais, nul ne peut se savoir à l’abri d’un procès expéditif devant le tribunal révolutionnaire. Le justiciable ne pourra plus se faire assister d’un défenseur (art.16), les preuves morales sont privilégiées (art.8), = l’intime conviction des jurés dispensera d’un recours au témoin, qui est décidé par un accusateur public (art.13). Les débats devant le tribunal révolutionnaire deviennent facultatifs : le jugement peut être prononcé dès après l’interrogatoire d’identité, à condition que le jury soit suffisamment informé (art.12 à 17). La seule peine prévue pour les procès révolutionnaires est la peine de mort, les autres peines sont supprimées (art.7). Dans les semaines qui suivent la loi, 80% des procès aboutissent à la peine de mort.

 

Robespierre est contraint de guillotiner lui-même le bourreau (cf gravure). Cette gravure célèbre est profondément injuste : Robespierre était loin d’être le seul responsable de la loi du 22 préviale an II.

 

B / L’engrenage révolutionnaire

Cette fameuse opposition du bien et du mal qui a conduit la Terreur jusqu’aux limites de l’absurde n’est pas le monopole des théoriciens du jacobinisme ; souvent caractéristique des phénomènes révolutionnaires. À cette logique idéologique jacobine s’ajoute une logique sociologique de l’engrenage révolutionnaire. La représentation que l’on se fait de l’ennemi (a) tourne à la déshumanisation de cet ennemi (b), tandis qu’on voit s’obscurcir les repères moraux, généralement présents dans une société (c).

 

  • a) La représentation de l’ennemi

La plupart des phénomènes révolutionnaires provoque un emballement, un affolement des mécanismes mentaux dans la façon dont la pensée envisage la représentation (de soi-même et d’autrui). Cet emballement de simplification // effet de foule : le nombre des amis a tendance à diminuer, ≠ le concept d’ennemi se fait de plus en plus nombreux. Cette impression d’être environné d’ennemis n’est plus une réalité observable, mais la seule idée qu’on se fait de la réalité.

 

En 1793 et 1794, aussi bien dans les mentalités que dans le discours à tous les niveaux d’action et de décisions, on a tendance à diaboliser l’ennemi, un ennemi supposé omniprésent et de plus en plus dangereux, malgré les succès remportés contre lui dans la République.

 

L’ennemi intérieur étant plus proche, il est plus facile à repérer (ex: les prêtres réfractaires, l’homme d’affaire étranger…). C’est sur lui que se concentre la vigilance terroriste, c’est lui qui sera frappé en priorité.

 

  • b) La déshumanisation de l’ennemi

En Révolution, dire que l’ennemi est diabolisé, c’est dire qu’il est déshumanisé. L’ennemi devient un monstre, une bête féroce dans le discours de l’époque. De son côté, la contre-révolution utilise des métaphores comparables pour parler des « révolutionnaires buveurs de sang ».

 

Cette déshumanisation de l’ennemi va bien au delà d’un simple procédé rhétorique ; elle autorise son élimination au nom de l’humanité. Cette vision des choses est résumée par le député Carrier, représentant en mission à Nantes, qui a organisé les « noyades de Nantes ». Carrier : « C’est par principe d’humanité que je purge la Terre de la liberté de ces monstres. » Dans un tel contexte, les troubles révolutionnaires engendrent souvent une perte des repères moraux.

 

  • c) La perte des repères moraux

Comment le jacobinisme, qui est d’abord une morale, peut-il s’accommoder d’un effacement des repères moraux ? Dans le climat de l’époque, il ne dispose que d’une solution : qualifier les massacres comme moraux a priori.

 

Dans la foulée et par crainte d’oublier des ennemis, on extermine aussi les Bleus. Selon les Jacobins, la tuerie est morale jusqu’à preuve du contraire, or cette preuve est interdite à l’époque. Elle est effectuée par des agents supposés vertueux par un gouvernement vertueux. Cette sévère morale jacobine parvient à se conjuguer avec l’amoralisme révolutionnaire.

 

La logique jacobine adhère étroitement à la logique propre de l’engrenage révolutionnaire. Cette conjonction entre la logique idéologique et la logique sociologique s’explique aisément : toutes les deux recherchaient la mort de l’autre comme étant la condition du salut de soi-même.

 

C / Une création continue de la Révolution

En mars 1793, la première victoire des Vendéens a provoqué une véritable panique à Paris : c’était une défaite de la Révolution, qui devait être l’indice d’un immense complot. C’est de cette manière que la Vendée a été créée de Paris, devenant un « moteur de la Révolution » (Jean Clément Martin).

 

La Révolution représente le Bien ; à ce titre, elle devrait être victorieuse voire invincible. Or, cette défaite ne peut être imputée qu’à la trahison. Le milieu révolutionnaire se ressaisit en désignant des ennemis, qui confirment le statut révolutionnaire digne de ce nom. Quand la Révolution est victorieuse, c’est que l’ennemi est ailleurs.

 

Dans les derniers mois de la Terreur, les gouvernants étaient en proie aux doutes ; le grand public n’était pas informé de ces doutes. L’âge d’or, annoncé pour bientôt, engrange une tension extrême. Toute discussion critique, divergence d’opinions, faits où interviennent les conflits et contradictions, deviennent autant d’épisodes du combat éternel que le bien mène contre le mal. ≈ Sorte de lutte finale dont l’échéance serait sans cesse reportée. De ce fait, ces divergences intégrées donnent chaque jour plus de signification à l’histoire révolutionnaire, à chacun des actes révolutionnaires.

 

Selon cette vision des choses, la Terreur est indispensable et re-légitime la Révolution en apportant sans cesse de nouvelles preuves de sa réalité : puisqu’il y a la Terreur, c’est que la Révolution existe et qu’elle est légitime.

 

Claude Lefort : « La rationalisation du terrorisme est dérisoire. » = Il voit dans la Terreur dès 1792 « la volonté de produire grâce à la mort des ennemis la preuve de la réalité de la Révolution ». = Recherche d’une vérité, par le massacre de masses.

 

Augustin Cochin : « Le compatriote est un homme inquiet par état, quiconque se rassure est suspect. » = La Terreur ne tranquillise pas le militant, mais chasse le doute. L’ennemi est le représentant nécessaire du mal ; sans l’existence du mal, et la présence du représentant visible ou non du mal, la révolution devrait s’arrêter. En 1793, pour Robespierre et ses collègues, la Terreur était le ressort d’un gouvernement chargé de mettre fin à la Révolution. Cependant, la Révolution ne cesse de se radicaliser, sans qu’on puisse lui fixer une fin dans le temps.

 

La Terreur, ainsi que la révolution jacobine, est à la fois interminable (en théorie) et condamnée (en pratique) : sa seule fonction par le massacre continu et indifférencié de victimes quelconques est de créer une réalité révolutionnaire qui permet de poursuivre la Terreur.

 

= La Terreur nourrit la Terreur ; comme toute société a un évident de vivre, un tel mécanisme ne pouvait pas fonctionner indéfiniment.

 

→ Les hommes de la Révolution envisageaient la mort sans gêne particulière ; aujourd’hui, nous avons sur la mort un regard étrangement pudique. Pendant longtemps, cette pudeur n’était que foi chrétienne. Ce regard pudique risque fort de nous dissimuler l’essentiel en ce qui concerne la Terreur. Bien sûr, la Terreur est impressionnante par l’ampleur du nombre des victimes, mais surtout par son caractère idéologique et étatique. En effet, sans la morale jacobine, la Révolution aurait connu des poussées de terreur, mais n’auraient vraisemblablement pas connu la Terreur, cette Terreur d’État dont le modèle notablement amélioré entre temps pourra resservir au XX ème siècle.

 

Cette Terreur a été rationnelle et irrationnelle à la fois ; la Terreur irrationnelle a tout submergé, a sombré dans un véritable naufrage irrationnel. Ce naufrage irrationnel ne doit pas être imputé aux seuls gouvernants jacobins ; il faut tenir compte des circonstances, plus dramatiques les unes que les autres. Néanmoins, il convient de signaler qu’eux-mêmes ont hautement revendiqué leurs responsabilités, par exemple Saint Just qui s’écriait à la Convention le 13 ventôse an II : « Il vaut mieux hâter la marche de la Révolution que de la suivre. »