La naissance des idées révolutionnaires

Naissance de l’esprit révolutionnaire

Beaucoup d’auteurs admettent comme une vérité d’évidence que les Lumières ont produit la Révolution française. Cependant, cette analyse mérite d’être nuancée. Dans l’ensemble, les philosophes des Lumières ne se voulaient pas du tout révolutionnaires, mais réformistes. Si le XVIIIe siècle peut paraître pré-révolutionnaire, c’est en réalité moins par une dimension révolutionnaire que par la pratique des sociétés de pensée (I). En effet, le XVIIIe siècle a vu se développer en France une nouvelle sociabilité (II), qui a fait le lit de la Révolution à venir en produisant assez tôt, bien avant la pré-révolution de 1788, un mode pré-révolutionnaire de comportements et de discours (III). Il ne faudrait pas pour autant cultiver le fantasme d’un complot organisé à dominante maçonnique, qui aurait visé à renverser l’Ancien régime (IV).

 

  1. I – L’esprit des Lumières et la Révolution

Dans la DDHC du 26 août 1789 adoptée par l’Assemblée constituante, on retrouve les thèmes développés par les philosophes du XVIIIe siècle : nouvelle philosophie pénale, séparation des pouvoirs, etc. L’influence de Montesquieu aurait marqué la première période de la révolution (1789 – 1791), Rousseau aurait marqué la seconde (1793 – 1794).

 

A / L’influence de Montesquieu (1789 – 91)

La Révolution avait choisi de rompre avec la monarchie absolue et la confusion des pouvoirs, en distribuant les fonctions étatiques entre des organes distincts. Néanmoins, quoique désormais distincts, ces organes n’étaient pas destinés à interagir harmonieusement comme l’avait préconisé Montesquieu dans son ouvrage De l’esprit des lois. Les révolutionnaires favorables aux idées de Montesquieu étaient en petit nombre, particulièrement à l’Assemblée nationale constituante ; ils ont été marginalisés dès septembre 1789, où la Révolution a opté pour le déséquilibre entre des organes opposés. L’expression de « séparation des pouvoirs » a surtout servi aux Lumières à dissimuler un absolutisme de genre nouveau, l’absolutisme du législatif.

 

B / L’influence de Rousseau (1793 – 94)

Robespierre et les Jacobins ont beaucoup emprunté à la morale de Rousseau. Mais Rousseau n’aurait pas pu approuver ces lois de la Révolution, lois innombrables, circonstancielles, contradictoires, votées par des députés élus sans mandat impératif (= sans aucun contrôle possible des mandants sur les mandataires + élus par des minorités). En effet, selon Rousseau les bonnes lois devaient être peu nombreuses et donc avoir un caractère général, s’appliquer à tous puisque étant l’expression de la volonté générale, mais aussi adoptées par le souverain et non par des représentants.

 

→ Ces deux exemples de Montesquieu et Rousseau suffisent à nuancer que la Révolution courante est la fille des Lumières. Toutefois, on peut objecter qu’à la fin du XVIIIe siècle, les auteurs plus jeunes se montraient politiquement plus radicaux que ceux de la génération précédente. Certains de ces auteurs sont mêmes passés à l’action révolutionnaire contraire, comme le marquis de Condorcet (député à l’Assemblée législative puis à la Convention nationale, auteur du projet girondin de Constitution de 1793) ou encore Garat (député à l’Assemblée constituante et sous le Directoire).

 

Il n’en demeure pas moins que dans leur très grande majorité, les hommes des Lumières souhaitaient des réformes de grande ampleur, mais raisonnées, et non bâclées, sous forme de violence incontrôlable. La plupart de ceux qui ont connu la Révolution porteront dessus un jugement critique plus ou moins sévère.

 

Au XVIIe, Dieu était placé au centre de tout. ≠ Au XVIIIe siècle, les Lumières placent l’homme au centre de tout, l’homme jugé capable par sa raison et sa volonté de se construire un gouvernement libre dans la perspective d’accéder au bonheur terrestre. = La raison s’est à la fois laïcisée et politisée ; or cette raison condamnait objectivement l’ancien régime politique et social. Dès lors, vouloir tout rationaliser, c’était prendre le risque de provoquer une déflagration et de sauter dans l’inconnu. D’autant plus que les thèmes et formules d’origine philosophique vont se répandre brutalement en 1789 dans des milieux populaires, qui ignoraient tout de la philosophie.

 

Par exemple, la notion d’égalité est particulièrement forte et évocatrice. La Révolution annonce aux hommes qu’ils sont libres et égaux en droits. Comment leur faire admettre que cette égalité juridique ne sera pas accompagnée d’une égalisation matérielle, ni même d’une forte réduction des égalités de fortune ? Beaucoup des petits auteurs participeront activement à la Révolution, notamment Jacques-Pierre Brissot ou le journaliste révolutionnaire Jean-Paul Marat (député à la Convention nationale).

 

À la différence des hautes Lumières (globalement réformistes), les basses Lumières étaient quant à elles déjà au fond révolutionnaires. Les idées du siècle étaient globalement réformistes, mais comment a-t-on basculé dans la dimension révolutionnaire ?

 

  1. II – Les sociétés de pensée

L’expression « société de pensée » n’avait pas cours au XVIIIe siècle. Cette expression est générique, elle recouvre toutes sortes d’associations : académies de province, sociétés savantes (à vocation aussi bien littéraire que scientifique), sociétés d’agriculture, cabinets de lecture (très nombreux à cette époque où le livre était rare), les nombreuses loges de franc-maçons…

 

Les sociétés de pensée apparaissent à la charnière des XVIIe – XVIIIe siècles, dans les toutes dernières années du règne de Louis XIV (1715). Dès les années 1750, alors que la vie politique en France était des plus réduites, les sociétés de pensée sont avant tout des lieux de contact, de causerie entre amis soucieux d’accéder à la connaissance de la vérité. Pour beaucoup d’entre elles, ces sociétés sont loin d’être repliées sur elles-mêmes ; au contraire, elles se veulent résolument ouvertes sur l’extérieur. Les membres de ces sociétés entretiennent une correspondance écrite de plus en plus régulière et abondante à la fin du XVIIIe avec d’autres sociétés de pensée.

 

Ce phénomène incontestable donnera lieu à une interprétation faussée. Il va contribuer à faire croire à certains que la Révolution française a été le résultat d’un complot politique organisé. Ces associations ont largement contribué à la diffusion des idées des Lumières au sein d’un public élargi, mais moyennant une double déformation : schématisation / radicalisation des idées des Lumières, engendrant un glissement possible des hautes Lumières vers les basses Lumières.

 

Cependant, le rôle social, intellectuel, culturel, politique des sociétés de pensée ne s’est pas arrêté là. L’apport le plus décisif est d’avoir servi de cadre à un nouveau type de rapports sociaux, = nouvelle sociabilité, qui a pu même se développer à l’insu des acteurs eux-mêmes. Cette sociabilité est égalitaire et fraternelle dans son principe, ayant pour effet non négligeable d’effacer provisoirement à l’intérieur du cercle les distinctions sociales qui restent en vigueur à l’extérieur du cercle (ex: un noble de haut rang peut côtoyer un roturier à l’intérieur de la société). Néanmoins, même si il est vrai que cette égalité a un caractère artificiel puisqu’elle se limite à la durée de la réunion, cette égalité pourra laisser des traces profondes dans les esprits concernés.

 

Cette sociabilité des sociétés de pensée annonce qu’on connaîtra très bientôt la sociabilité des clubs révolutionnaires, et plus généralement de tous les lieux politiques de la Révolution française. Par exemple à Paris, il existait des districts (remplacés par des sections en 1790), au départ unités de vote qui sont assez vite devenues des entités politiques et administratives tendant à la permanence, dans laquelle s’est développée une sociabilité révolutionnaire.

 

Ce n’est donc pas un hasard si en 1789, beaucoup des sociétés de pensée existantes se transforment en clubs politiques. En effet, il y a peu de différences entre ces deux notions : ainsi, elles n’ont pas besoin de changer de cadre humain, matériel, d’esprit, ni de mode de fonctionnement, ni de discours. Le discours que proposaient les sociétés de pensée d’ancien régime était objectivement pré-révolutionnaires.

 

  1. III – La production d’un discours

Au XVIIIe siècle, les sociétés de pensée, en particulier les loges maçonniques fonctionnent pour beaucoup d’entre elles comme de véritables laboratoires sociaux. En effet, dans le cadre banal de ces associations de particuliers, désireux d’échanger verbalement avec leurs semblables, on n’assiste pas seulement à un brassage social inaccoutumé, mais on va voir se modeler une variété d’individus jusqu’alors inédite, ce que le sociologue d’aujourd’hui peut appeler « homo ideologicus », ≈ stade suprême de l’homo sapiens sapiens. L’homo ideologicus, lorsqu’il est réuni en groupe dans la société de pensée, produit un discours très typé, dans lequel on retrouve trois caractères forts étroitement complémentaires : une tendance à l’abstraction (A), une tendance à la simplification (B), et la recherche de l’unanimité (C).

 

A / L’abstraction

Une société de pensée est par sa nature même un lieu de discussion, de causerie. Ce n’est pas un lieu propice à l’action politique, ni même un lieu où l’on se prépare en vue d’une action prochaine. Il est assez rare qu’une société de pensée se trouve en prise directe sur les événements. Cependant, c’est tout de même un lieu où l’on réforme le monde. On peut donc s’affranchir des réalités, des circonstances, des nécessités du moment pour ne parler politique qu’en recourant à de grandes idées, de grands thèmes, de grands principes que l’on emprunte à la philosophie des Lumières. Ce constat a poussé le sociologue Jean Baechler à résumer la chose dans la préface de L’esprit du jacobinisme (1879) : « On caricaturerait à peine en disant que la société de pensée est une officine à produire des majuscules. »

 

Qui dit abstraction dit le plus souvent mépris des réalités ; cette tendance à l’abstraction était incompatible avec un quelconque réformisme, elle était déjà profondément révolutionnaire et sera bientôt l’une des caractéristiques majeures du discours révolutionnaire en action dès 1789. Elle ne fera que croître durant les années jacobines (1793 – 1794). Cette tendance à l’abstraction, considérée comme un travers français, a été dénoncée dès 1790 par le libéral britannique Edmund Burke dans ses Réflexions sur la Révolution de France.

 


B / La simplification

Les sociétés de pensée sont à la recherche de la vérité. Or la vérité est d’autant plus rassurante qu’elle est simple. Le discours produit par la plupart des sociétés de pensée, en même temps qu’il tourne à l’abstraction, est très simplificateur. Lorsqu’au cours de la conversation au sein du groupe apparaissent des nuances, qui pourrait être gênantes car ne cadrant pas avec la vérité admise par le groupe, elles sont assez vite gommées et estompées. Le plus souvent, il n’y a même pas besoin de gommer les nuances car le groupe, tout absorbé qu’il est par la contemplation de la vérité, ne les a pas discernées. Cette tendance à la simplification sera également l’une des caractéristiques majeures du discours révolutionnaire dès 1789 et dans les années 1793 – 1794. Le débat politique à cette époque va être ramené à un affrontement manichéen, irréaliste, entre le bien, révolutionnaire et absolu / et le mal, contre-révolutionnaire.

 

C / L’unanimité

Dans sa composition humaine, la société de pensée est socialement diverse : on y rencontre indifféremment des membres des trois ordres. Dans les faits, elle est animée par une minorité, particulièrement agissante car préparant les réunions. Ces deux éléments (diversité sociale / direction effective) semblent empêcher que se développe l’unanimité. Malgré ces éléments contraires, la société de pensée apparaît comme une sorte de machine à produire du consensus et de l’unanimité.

 

Dans les faits, aucune unanimité n’est acquise a priori. Il peut apparaître des fausses notes dans la société de pensée, mais il ne faut pas que celles-ci nuisent à l’harmonie générale qui doit régner. Ceux qui n’adhèrent pas à toute la vérité du groupe sont amenés à se rallier, sinon ils sont accusés de cultiver leurs intérêts particuliers ; les opposants sont alors marginalisés voire exclus du groupe. Cette volonté d’unanimité autour d’une vérité officielle, accompagnée d’une exclusion du déviant, sera l’une des attitudes caractéristiques du personnel révolutionnaire (surtout en 1793 – 94).

 

Malgré leur appellation, les sociétés de pensée sont peu propices à l’émergence et au développement d’une véritable pensée riche et variée, sauf à considérer qu’une pensée unique est une pensée digne de ce nom.

 

L’individu du XVIIIe siècle, qui peine à s’extraire de la société d’Ancien régime, se métamorphose dans le groupe en un être socialisé, dont l’autonomie intellectuelle est déjà étonnamment limitée, mais à son insu. = Lui-même croit de bonne foi qu’il est en train d’accéder au stade supérieur de la véritable liberté. Il y aurait alors un risque de dérive d’une telle sociabilité si elle sortait de l’aspect privé pour envahir la sphère publique, ce qui sera le cas avec la Révolution.

 

Parmi ces risques, figure au premier chef celui d’une dérive terroriste. Il suffisait pour cela de franchir plusieurs degrés de l’exclusion (écarter du groupe l’ami, le frère devenu un déviant) : à partir de la notion d’exclusion, du degré de l’exclusion au degré d’extermination physique de l’ennemi. Cette idée révolutionnaire d’une élimination physique de l’autre, typique du jacobinisme, n’est pas d’actualité dans les sociétés de pensée au XVIIIe siècle. Une telle idée d’élimination physique de l’autre était totalement étrangère aux philosophes des Lumières.

 

  1. IV – Une sociabilité pré-révolutionnaire sans complot

L’apparition au XVIIIe siècle de cette nouvelle sociabilité, de ce nouveau type de production du discours, constitue un fait sociologique majeur défini par l’historien Augustin Cochin : auteur longtemps méprisé ou ignoré par les historiens, jusqu’à sa réhabilitation par François Furet dans Penser la Révolution française (1978). Cochin admirait Durkheim et l’analyse de Cochin est historique et sociologique, = démarche scientifique. En outre, cette démarche de Cochin pouvait ouvrir des perspectives vertigineuses sur ce qu’allaient être les divers totalitarismes du XXe siècle.

 

Pour discréditer l’analyse de Cochin, l’historiographie dominante a considéré que Cochin n’avait fait que déterrer le vieux mythe du complot organisé par la franc-maçonnerie. Ce mythe a été développé assez tôt par plusieurs auteurs de la mouvance contre-révolutionnaire, notamment l’abbé Barruel dans son Mémoire pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797-99), malgré l’appartenance de nombreux franc-maçons à la contre-révolution. Le fantasme du complot franc-maçonnique a été souvent repris, mais les auteurs sont souvent restés à la surface des choses. Ils ont confondu le caractère pré-révolutionnaire des sociétés de pensée avec l’idée d’un complot actif, pensé par la franc-maçonnerie contre le monarque. Lorsqu’un régime politique est usé, il s’effondre d’abord de lui-même de l’intérieur, beaucoup plus qu’on ne le renverse de l’extérieur.

 

En 1789, les loges maçonniques ont préparé efficacement l’élection des députés aux états généraux. Les sociétés de pensée sont passées rapidement de la causerie à l’action politique. De leur côté, les membres du gouvernement sont restés étrangement passifs, ≈ sorte de démission générale de leur part. Toutefois, cela signifie pas qu’il y ait eu complot organisé.

 

À la fin du XVIIIe siècle, la sociabilité nouvelle avait débordé quelque peu du cadre des seules sociétés de pensée, pour influer par exemple sur certaines délibérations des cours souveraines. Par exemple, lorsque le Parlement de Paris délibérait du contenu des remontrances, les magistrats les plus éclairés (= les plus militants) s’efforçaient de faire traîner les débats : on attendait les départs des magistrats les plus modérés (= les plus vieux qui s’en allaient par lassitude et fatigue), et l’on se mettait alors à la rédaction des remontrances. Les textes de ces remontrances étaient donc beaucoup plus radicaux et agressifs que les débats de la journée ne l’auraient laissé supposer, mais la mécanique était en route et les absents s’y rallient donc rétrospectivement.

 

→ La Révolution est sans doute l’une des époques de l’histoire où on a le plus parlé de complot. En son temps, ce recours à l’idée de complot était très commode, = solution de facilité, qui permettait d’expliquer l’inexplicable, aussi bien pour les révolutionnaires que pour les contre-révolutionnaires. Cependant, la Révolution n’a pas été le résultat d’un complot ; elle avait de nombreuses raisons d’éclater (raisons financières, économiques, sociales, politiques).

 

En revanche, il est incontestable que bien avant 1789, au sein de beaucoup de loges maçonniques et de sociétés de pensée, une partie de la Révolution était déjà faite dans les esprits et les comportements. Les dérapages ultérieurs de la Révolution étaient déjà vraisemblables, annoncés, = les sociétés de pensée étaient la matrice du jacobinisme.